Comcast, Level 3 et la cuisson des pommes de terre
Aux États-Unis, le contentieux qui oppose les deux prestataires techniques Comcast et Level 3, rappelle la densité du débat sur la neutralité des réseaux. Explication de texte par Stéphane Bortzmeyer.
Alors que la FCC vient de se décider à trancher -mollement- dans le débat sur la neutralité des réseaux, Stéphane Bortzmeyer revient sur une obscure affaire opposant deux opérateurs américains, Comcast et Level 3. Le premier, aux fonctions classiques de fournisseur d’accès à Internet, s’est notamment fait remarquer sur nos terres en bloquant certains échanges peer-to-peer, ce qui lui a valu les remontrances de la FCC, dont la légitimité s’est vue par la suite niée par la Cour Suprême. Plus anonyme, le second endosse les fonctions d’hébergeur CDN, en favorisant la diffusion du contenu de certains sites. Et en particulier Netflix, dont la propension à siphonner de la bande passante a poussé les sites spécialisés américains à s’interroger: le site de streaming video annonce-t-il la fin d’Internet ? Cette gourmandise est précisément au cÅ“ur du conflit opposant Comcast et Level 3, le second reprochant au premier de lui imposer une charge excessive pour que les films de Netflix transitent par son infrastructure.
Stéphane Bortzmeyer précise les termes de cette guerre de tuyaux, rappelant ainsi la complexité inhérente à la question de neutralité des réseaux, qui dépasse largement le binôme internautes/FAI.
Il y a déjà eu beaucoup d’articles, surtout aux États-Unis, à propos du conflit qui oppose deux opérateurs Internet, Comcast et Level 3 (j’ai mis quelques références à la fin). Je n’ai pas de sources privilégiées, je ne suis pas un « blogueur influent » donc je ne vais pas pouvoir vous faire de révélations sensationnelles mais il y a quand même, deux ou trois points que je voudrais traiter. Donc, Comcast réclame à Level 3 des sous et Level 3 porte l’affaire devant le régulateur. Pourquoi ?
Une bonne partie des articles sur le sujet ont cherché, dans un style très hollywoodien, qui était le Bon et qui était le Méchant dans le conflit (en général, Comcast était le Méchant, rôle qu’ils tiennent à la perfection). Mais, évidemment, il n’y a pas de morale ici, juste du business entre deux requins: celui qui était le plus fort encore récemment et celui qui a grossi et exerce ses muscles.
Patate chaude et paquets d’IP
Pour se faire une idée du problème, faisons un petit détour par la technique. D’abord, comme Comcast a accusé Level 3 de « router selon la méthode de la patate chaude », revenons sur cette technique.
Soit deux opérateurs situés aux États-Unis. C’est un grand pays. Si un paquet IP part de la côte Ouest pour aller sur la côte Est, il a beaucoup de chemin à faire. Si le paquet part d’un opérateur pour aller vers un autre, qui va utiliser ses précieuses ressources pour lui faire traverser le continent ? Contrairement à ce que Comcast laisse entendre, la méthode la plus répandue a toujours été la patate chaude : l’émetteur essaie de faire sortir le paquet de son réseau le plus vite possible, avant qu’il ne lui brûle les mains. C’est donc le destinataire qui va se taper l’acheminenent. C’est injuste ? Pas si on tient compte du fait qu’une communication met en jeu des paquets dans les deux directions. Au retour, ce sera l’inverse. Si le trafic est à peu près symétrique (en nombre de paquets et en nombre d’octets) qu’on route avec la patate chaude ou avec la patate froide n’a aucune importance, du moment que les deux opérateurs font pareil.
Cette symétrie était celle pour laquelle était prévu l’Internet : chacun pouvant être à la fois consommateur et producteur, l’idée était que le trafic serait à peu près égalitaire, faisant du choix de la température des pommes de terre un choix purement arbitraire et sans conséquences pratiques.
Seulement voilà , dans la réalité, les grosses entreprises n’ont pas fait ce choix. Comcast contrôle un marché de consommateurs purs (eyeballs en anglais, ou « temps de cerveau disponible » en français) et Level 3 fait surtout de l’hébergement. Le trafic est donc très asymétrique. Comme on le voit sur le dessin plus haut, si Level 3 héberge un gros fournisseur de vidéo (Netflix, dont l’arrivée chez Level 3 a déclenché la crise), et qu’on utilise la patate chaude, la grande majorité des octets va passer sur le réseau de Comcast, posant donc la question de base « qui va payer ? ».
Un trafic asymétrique, des usages déséquilibrés
Il y a des solutions à ce problème.
Avant des les regarder, une note importante : comme tout ceci n’est qu’une histoire de gros sous, rien n’est documenté publiquement. Le citoyen de base, et même le sénateur qui se demande s’il doit voter la neutralité du réseau ou pas, n’ont pas toute l’information qui permettrait de décider. La mode étant aux fuites, on a même vu des graphes de trafic prouvant que Comcast étranglait délibérement le trafic entrant (pour réclamer ensuite des paiements aux fournisseurs de contenu), envoyés anonymement… (Évidemment aucune garantie quant à leur véracité.) Si Comcast et Level 3 se préoccupaient réellement de la vérité, ils commenceraient par publier des informations précises. (Dans ce genre d’affaires, chacun des requins prend à témoin l’opinion publique, sans jamais lui donner les moyens de s’informer et donc de décider.)
Revenons à la technique. Il faut noter que Comcast n’est pas un pair de Level 3 mais un client de son offre de transit. Ce conflit n’est donc pas l’équivalent des classiques crises entre pairs, dont le FAI Cogent s’est fait une spécialité. Dans la plupart des contrats de transit, le client a des tas de moyens pour influencer le routage chez son fournisseur (comme les MED). Pourquoi Comcast ne les utilise-t-il pas ?
Comcast cherche-t-il vraiment une solution?
Le plus probable est que Comcast ne veut pas d’une solution, il veut faire plier Level 3, en profitant de ce que Comcast a une clientèle captive (dans la plupart des villes petites et moyennes, Comcast a un monopole).
Deuxième raison, pas incompatible avec la première, Netflix est un concurrent de l’offre TV de Comcast -historiquement, une entreprise de télé par câble. Il y a donc un cas classique de violation de la neutralité du réseau par Comcast, discriminer entre son service et celui des concurrents, quand on cumule plusieurs casquettes (FAI et fournisseur de services).
La meilleure solution serait d’arrêter l’énorme dissymétrie qui existe aujourd’hui entre les opérateurs, selon qu’ils font du contenu ou du temps de cerveau. Il est curieux que Comcast reproche à Level 3 de lui envoyer bien plus d’octets que son client ne lui en transmet, alors que Comcast fait exactement cela à ses propres clients, en leur vendant une offre Internet asymétrique, à bien plus grande capacité dans le sens de la consommation que dans celui de la production. Mais ce n’est pas plus incroyable que Level 3 qui demande l’intervention de la FCC alors que, quand le rapport de force lui était plus favorable, ses dirigeants bêlaient systématiquement le discours individualiste du « moins d’État, moins de régulation ».
Cette dissymétrie du trafic et des usages fausse tous les débats sur la neutralité du réseau, en créant une source de mécontentement. C’est ce que réclame régulièrement FDN, par exemple. Le développement d’usages plus équilibrés, par exemple avec le pair-à -pair annulerait une bonne partie des discussions récurrentes.
Quelques articles sur le sujet, avec mes commentaires :
- Le point de vue officiel de Comcast et celui de Level 3,
- Une petite partie de la très longue discussion sur la liste NANOG à ce sujet,
- Un amusant dessin animé où le client de Comcast est représenté sous forme d’un ours en peluche buté qui ne sait que répéter « No, this is not fair » alors qu’il demande la même chose que ce que Comcast demande à Level 3,
- Un bon article de TelecomTV qui met les choses en perspective, et qui explique bien l’affaire des pommes de terre chaudes ou froides,
- Un article en français (contrairement à la plupart des autres cités ici), qui prône plutôt une augmentation des coûts d’abonnement, qui financerait les FAI tout en préservant la neutralité du réseau,
- Une excellente analyse de Adam Rothschild, avec de très utiles dessins, et surtout une discussion du problème des liens externes de Comcast, notamment celui avec Tata, qui sont utilisés au maximum de leurs capacités (le problème des graphes fuités mentionnés plus haut),
- La plupart des articles (y compris le mien) pointait plutôt du doigt la mauvaise foi de Comcast. Il y a aussi un tout petit nombre d’articles de l’autre bord. Celui de Daniel Golding que je cite est assez radical, comme lorsqu’il prône une nette séparation entre fournisseur de transit et hébergeur (Level 3 étant à la fois Tier-1 et hébergeur de Netflix). Mais cet article contient également des énormités comme lorsqu’il reprend la légende (popularisée en France par Free ou France Télécom) comme quoi l’opérateur du fournisseur de contenu serait payé deux fois, par son client d’hébergement (Netflix) et par son client de transit (Comcast). Pour voir pourquoi cette idée est absurde, il suffit d’imaginer deux clients de Free qui s’envoient des octets. Chacun a dû payer sa connexion. Dit-on pour autant que Free a été payé deux fois et devrait rembourser un des clients ? Incroyable, mais c’est pourtant le discours d’articles comme celui-ci.
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Article initialement publié sur Bortzmeyer.org
Illustrations CC Flickr: eirikso, Tom Purves
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