C’est ainsi qu’un câble révélé par WikiLeaks et rédigé par un diplomate de l’ambassade américaine, décrit la maison de Gadhzi, un membre de la Douma (le parlement russe) et directeur de la Dagestan Oil Company. Gadhzi marie son fils et a invité la crème des célébrités, politiciens et businessmen de la région à assister à une fête qui fera date. Nourritures et boissons sont fournies en quantité, « comme si des vaches et des moutons entiers étaient cuisinés jour et nuit ».
La vodka coule à flot. Les participants s’interrompent de temps en temps pour aller faire du jet-ski sur la mer Caspienne. Des groupes de popstars locales se succèdent pendant que les participants rivalisent d’habilité sur une danse locale – la « lezginka ». Lorsque ce sont des filles qui dansent, on leur jette des billets jusqu’à ce que le sol en soit couvert.
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Les invités sursautent lorsque le feu d’artifice commence. C’est que, remarque l’envoyé de l’ambassade, la plupart des participants sont armés. Il note en particulier le pistolet en or de Ramzan Kadyrov, le président de la République voisine de Tchétchénie. Il se distinguera en offrant cinq kilos d’or aux mariés, en jetant des milliers de dollars sur deux petites danseuses et en quittant précipitamment la cérémonie. “Ramzan ne s’arrête jamais nulle part la nuit”, explique-t-on au diplomate.
La fête continue. Un colonel du FSB cherche à lui verser du cognac dans son vin en s’exclamant que « c’est presque la même chose ! », un vétéran de la guerre d’Afghanistan, « trop ivre pour rester debout, ni pour s’asseoir », dégaine son pistolet pour « le protéger », et l’envoyé de l’ambassade juge bon de se retirer.
Le diplomate américain y est venu pour récupérer des informations en apprendre un peu plus sur cette région difficile à décrypter, le Caucase – dont le Daguestan fait partie – une région montagneuse située au sud de la Russie entre la mer Noire et la mer Caspienne.
Le Caucase est le théâtre de conflits indépendantistes et de rivalités ethniques et en tant que tel un élément clé de la politique russe. A la chute de l’URSS, en 1991, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan deviennent de nouveaux États tandis que le nord du Caucase est intégré en Fédération de Russie et divisé en sept républiques autonomes. La Tchétchénie déclare son indépendance et affronte la Russie à deux reprises (en 1994-95 et 1999-2000).
Le début du premier mandat de Poutine a été marqué par la question caucasienne. En 1999, une série d’explosions fait 293 morts. D’après Helène Blanc, criminologue au CNRS, ces attentats
ont servi d’alibi à déclencher la seconde guerre de Tchétchénie. Mais maintenant nous savons qu’ils n’étaient pas du tout l’œuvre des Tchétchènes auxquels on les a attribués mais l’œuvre du FSB [Services fédéraux de sécurité, ex-KGB dirigé par Poutine à l’époque]
Poutine profite de la situation d’instabilité créée et est propulsé à la tête du pays comme l’homme fort qui pourra restaurer l’ordre et la paix. Il sort de l’ombre du jour au lendemain grâce à l’appui de Boris Berezovsky, proche de Eltsine. Or, Berezovsky est connu pour ses relations avec les indépendantistes tchétchènes. Il a profité d’enlèvements perpétrés par ceux-ci pour verser d’imposantes rançons. Officiellement ces rançons étaient le fruit de sa générosité et de son désir de faire libérer des otages innocents. Officieusement, elles servaient à payer la « protection » de ses affaires par une mafia puissante.
Poutine est arrivé au pouvoir avec comme priorité – officielle – de mettre fin au conflit en Tchétchénie. Une tâche qui s’est révélée plus difficile que prévue car l’armée se réjouit de la reprise de la guerre et ne souhaite pas qu’elle soit courte. Les officiers russes sont déterminés à rester déployés dans une région qui permet de poursuivre de nombreuses activités lucratives. Dès la première guerre de Tchétchénie ils ont profité de leur présence dans la région pour faire fortune comme mercenaires (des soldats russes ont combattu des deux côtés lors du la guerre du Haut-Karabakh), « protecteurs » des petits commerces, trafiquants de drogue ou d’armes (des membres de l’armée russe ont vendu des armes aux différentes parties en jeu dans les conflits en Abkhazie et en Ossétie du Sud). « Les officiers et leurs généraux ont donc toujours formé un bloc puissant en faveur de leur déploiement dans le Caucase, en particulier sous Eltsine », explique un câble de l’ambassade américaine. Ce bloc est devenu puissant au point d’ignorer la tutelle du Kremlin. En 1993, la Géorgie obtient la promesse d’un accord avec Moscou, lorsqu’ils rencontrent les généraux russes dans le Caucase, les termes de l’accord ont changé.
Laissez le président s’installer à Moscou, boire de la vodka et chasser les filles. C’est son affaire. Nous sommes ici et nous avons du travail.
Cette guerre est trop lucrative pour eux. Un des trafics majeurs des militaires dans le Caucase est celui de pétrole de contrebande. Lors de la chute de l’URSS, le prix du pétrole en Russie correspondait à 3% du prix dans le reste du monde, donnant lieu à une combine simple pour les militaires et les fonctionnaires : des millions de tonnes de pétrole russe entraient en Tchétchénie– ayant déclaré son indépendance. Une fois là, le pétrole était considéré comme sorti de Russie, appartenant donc au marché international et vendu au prix correspondant. Avec l’argent obtenu, les tchétchènes impliqués dans ces trafics ont acheté des armes, généralement auprès de leurs partenaires de l’armée russe.
L’entrée de l’armée en Tchétchénie en 1994-95 a été une aubaine pour les militaires qui ont pu augmenter leur présence et donc leurs trafics. Ceux-ci diminuent après le cessez-le-feu mais reprennent de plus belle avec la reprise du conflit en 1999 :
Des témoins occidentaux ont vu un convoi de camions de l’armée russe transportant du pétrole au départ de Grozny pendant la nuit. Finalement, les forces russes ont trouvé un accord avec les combattants rebelles. En apercevant un de ces convois, un journaliste occidental a demandé à ses hôtes de la rébellion si parfois ils leur arrivent de les attaquer. “Non, a répondu le chef, ils nous laissent tranquilles et nous les laissons tranquilles.”
En 1999, Poutine se retrouve avec pour objectif de mettre fin à une guerre qu’il a lui-même déclenchée, arrivé au pouvoir grâce à un ami de ceux qu’il est censé combattre, avec une armée qui veut que le conflit dure le plus longtemps possible.
Pour se sortir de cette situation compliquée, il adopte une double stratégie. Premièrement, il entreprend de remettre l’armée au pas, en mutant les chefs militaires en Sibérie et en renforçant sur place le FSB. C’est Sergeï Ivanov, un proche de Poutine qui est craint car on ne sait comment l’acheter, qui est chargé de remettre l’armée au pas:
…beaucoup disent qu’Ivanov n’est pas corrompu (du moins pas trop), et du coup quelques proches conseillers de Poutine le voient comme une menace, car ils ne savent pas comment “faire du business” avec un tel individu.
Deuxièmement, il retourne certains chefs indépendantistes – en particulier Ahmad Kadyrov, le père de Ramzan Kadyrov évoqué plus haut – en leur promettant l’autonomie et beaucoup de cash contre une adhésion de façade à la Fédération de Russie:
L’accord Kadyrov/Poutine est complètement personnel. Poutine autorise, soutient et finance le pouvoir et les activités de Kadyrov en Tchétchénie et donne des garanties d’immunité et d’impunité aux 10 000 à 15 000 combattants de Kadyrov, pour la plupart des anciens rebelles comme Kadyrov. En échange, Kadyrov assure Poutine de sa loyauté personnelle et fait en sorte que ses combattants tourneront leurs fusils contre les séparatistes, les islamistes et autres ennemis de l’état russe.
Ahmad Kadyrov devient l’ennemi numéro un des indépendantistes tchétchènes et échappe à de nombreux attentats avant de sauter sur une bombe en 2004. Son fils Ramzan Kadyrov lui succède, sur les bases d’un accord similaire avec Poutine. Ramzan Kadyrov est notoirement corrompu et détourne notamment un tiers de l’aide russe et internationale en Tchétchénie. Mais l’argent qu’il détourne est considéré par le Kremlin comme le prix à payer pour la stabilité.
Aujourd’hui le gouvernement central russe alloue entre 4,5 et 6 milliards de dollars par an aux régimes du Nord Caucase (estimation de Nemtsov et Milov). Poutine traite directement avec Kadyrov, le constituant en contre pouvoir aux autres chefs locaux tchétchènes, mais aussi par rapport à l’armée, le FSB ou le MVD [le ministère de l'Intérieur, NDLR]. Il ne veut pas que ces derniers deviennent trop puissants et mettent la région à sac comme l’on fait les militaires auparavant. En même temps, ces institutions sont réorganisées pour qu’elles contre-balancent le poids de Kadyrov et ne tombent pas sous son contrôle:
Poutine a promu Kadyrov peu après qu’il ait abattu son rival Movladi Basarov – un lieutenant-colonel du FSB – en pleine journée dans une rue de Moscou. D’après un membre de l’administration présidentielle, Poutine attribue le succès de sa politique tchétchène à son soutien illimité à Kadyrov. Les “silovikis” ou “ministères du pouvoir” – le FSB, MVD et MOD (services secret, intérieur et armée) – détestent Kadyrov, d’après xxxxxx, et leurs membres essayent de travailler avec des tchétchènes ne soutenant pas Kadyrov. Un bon exemple est ORB-2, anciennement RUBOP, la section chargée de combattre le crime organisé (qui avait fini par rejoindre le crime organisé) qui avait été intégrée dans le MVD local, mais pas en Tchétchènie. Elle était subordonnée à la section sud du MVD à Rostov, pour qu’il y ait des agents du MVD travaillant sur la Tchétchènie qui ne soient pas sous la coupe se Kadyrov.
C’est que Kadyrov profite de sa position pour faire nommer en Tchétchénie de plus en plus de ses sbires. Son influence grandit et il devient petit à petit le parrain absolu de la région:
Quand son neveu de 10 ans a eu un accident au volant de la voiture qu’il conduisait (!), tombant dans le coma, les notables vinrent lui rendre hommage à Grozny.
Mais cette influence ne s’arrête pas à la Tchétchénie et il se considère comme le parrain de tous les tchétchènes, très influents dans le reste de la Russie. Poutine doit donc le contrebalancer en laissant une partie de l’armée sur place, ainsi que le FSB, qui s’empresse de reprendre à son compte les trafics locaux.
D’autre part, Poutine joue la carte de la division ethnique en promouvant des chefs concurrents. Les tchétchènes sont divisés entre eux, pour des raisons ethniques ou religieuses (un courant soufi s’oppose à un courant wahhabite, financé avec l’argent du Golfe). Le premier ministre et le président de la République de Tchétchénie sont des rivaux et on a pu voir leurs gardes du corps se tirer dessus.
Les manifestations racistes de Moscou en décembre 2010 sont décrites par les médias russes comme des affrontements entre gens de « nationalité russe » et gens de « nationalité caucasienne ». Cette distinction n’a absolument aucun sens au vu de la mosaïque ethnique que sont la Russie et le Caucase. Elle attise le racisme le plus navrant au sein de la population qui se complait à penser que le problème est « culturel » : les caucasiens sont en majorité musulmans et ne sauraient s’adapter à la culture orthodoxe russe. Cette désinformation sert le pouvoir en attisant la haine de la population et la pousse à soutenir les violences et exactions en Tchétchénie.
En réaction, les « caucasiens » se radicalisent. De plus en plus sont dégoûtés et rejoignent les guérillas salafistes. Les attentats se sont multipliés au cours de la dernière décennie, exaspérant la population, le pouvoir ne réagissant que par des lois liberticides. La journaliste Anna Politkovskaya décrit les zatchiski (décentes nocturnes) de l’armée russe, avec leur lot d’assassinat, de viol et de pillage. Le FSB l’arrête et la soumet à un simulacre d’exécution. Elle est empoisonnée à Beslan au cours d’un reportage sur la prise d’otage. Elle survit et enquête sur la pratique de la torture en Tchétchénie jusqu’au 7 octobre 2006, jour de l’anniversaire de Poutine, où elle est assassinée – sans doute par des hommes de Ramzan Kadyrov. Poutine n’aime pas les journalistes qui s’intéressent à la Tchétchénie, comme en témoigne l’incroyable réponse qu’il fait à un journaliste français lors d’une conférence de presse.
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Le Kremlin a procédé à une réforme administrative des régions du Nord Caucase, mais sans que cela ne change la situation. La liste d’attentats s’allonge d’années en années. Cela a amené l’ancien chef tchétchène Akhmed Zakayev à dire que Ramzan Kadyrov a réussi à aller plus loin que le rêve des indépendantistes des années 90 : non seulement la Tchétchénie est indépendante, mais en plus elle reçoit des sommes considérables du Kremlin.
Ghadzi, dont la fête somptuaire a été évoquée plus haut, est un exemple de ces chefs tribaux mis à la tête de leurs régions qui garantissent un semblant de stabilité contre l’accès à des trafics lucratifs et du cash. Mais son train de vie n’est rien par rapport à celui de Zyazikov, qui a dirigé l’Ingouchie voisine jusqu’en 2008. Son niveau de corruption, et sa propension à montrer sa fortune, était sans commune mesure avec Ghadzi ou Kadyrov. Un câble de l’ambassade américaine raconte un dîner dans le palais de Zyazikov. Alors que la conversation porte sur les besoins urgents de l’Ingouchie et la nécessité de recourir à l’aide internationale, Zyazikov parle de ses projets de construction d’un nouveau palais, l’actuel ne lui plaisant.
Un aure télégramme de l’ambassade américaine décrit la façon dont les prisons sont gérées en Russie : les gardiens n’assurent plus l’ordre depuis longtemps. Ils se contentent de nommer des détenus plus forts que les autres au poste de garde chiourme officieux et d’en changer régulièrement pour qu’ils ne deviennent pas trop puissants. Sans vouloir les comparer à une prison, la Tchétchénie, l’Ingouchie et le Dagestan, sont gérés exactement de la même façon. Symptôme d’un État qui a démissionné en pratique mais dont les membres restent en place pour siphonner les ressources du pays.
A lire sur WikiLeaks :
Image de clé: Un soldat russe à Grozny. Il est écrit “Souvenez-vous d’Allah!”.
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