Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix 2006, a donc été évincé, mardi 1er mars, de la direction générale de la Grameen Bank, qu’il a fondée et qu’il dirige depuis 1983. La Haute Cour de Dacca a entériné une décision prise la semaine précédente par la Banque centrale du pays, et contestée par le professeur devant la Cour Suprême du Bangladesh.
Que reproche la Banque centrale à Muhammad Yunus ? De s’être maintenu depuis 2000 à la direction de la Grameen Bank au-delà de la limite légale de 60 ans, avec l’accord de son conseil d’administration, y compris des trois représentants de l’Etat, sans que cette décision ait été formellement validée par la Banque centrale. Un limogeage… avec dix ans de retard! Cette éviction ne fait donc que confirmer l’atmosphère de règlement de compte politique qui règne sur cette affaire.
Depuis l’annonce de son renvoi, le prix Nobel de la paix a contre-attaqué en dénonçant « une situation tout à fait absurde » indiquant que « le gouvernement veut aujourd’hui prendre le contrôle du conseil d’administration de la Grameen Bank pour qu’elle soit complètement à sa disposition ».
L’enjeu de cette bataille politique? L’indépendance de la Grameen Bank, que le gouvernement du Bangladesh assimile à une entité du secteur public alors que plus de 95% de son capital est détenu par les quelque 8 millions de femmes pauvres emprunteuses et que l’Etat ne détient que 25% des sièges à son conseil d’administration.
Les mouvements et déclarations de soutien à Yunus se multiplient de par le monde: les femmes bénéficiaires du microcrédit et actionnaires de la Grameen Bank, l’ensemble des acteurs du secteur mais aussi des personnalités comme Hilary Clinton, Maria Nowak, présidente de l’Adie, Martin Hirsch, Michel Camdessus, etc. Les Français sont d’ailleurs invités à venir manifester leur soutien au prix Nobel ce mercredi 16 mars au Trocadéro.
Quelques semaines après le scandale de SKS en Inde (à ce sujet vous pouvez lire mon article sur les dérives de la microfinance indienne), cette affaire fait ressurgir les polémiques liées à la microfinance, aujourd’hui triste marronnier médiatique, comme en témoigne ce sujet consacré au à la microfinance indienne diffusé au JT de 20H00, le 9 mars sur TF1.
Après avoir été encensée, peut être avec excès, la microfinance devient une abomination qui asservirait les pauvres, au lieu de contribuer à leur rendre dignité et de mettre à leur disposition des moyens d’entreprendre. Il n’est plus question que de méthodes de recouvrement inacceptables, d’introduction en bourse, de taux usuraires, de surendettement, voire de suicides…
Mais les dérives et les conséquences d’une partie de la microfinance trop mercantile, dont les médias font désormais leurs choux gras, ne sont pas représentatives de l’ensemble des acteurs de la microfinance.
C’est dans ce contexte que de très dangereux raccourcis médiatiques ne cessent de se multiplier; le limogeage du professeur Yunus est présenté comme une conséquence de la crise du secteur alors qu’il ne s’agit que d’un règlement de compte politique, les 15.000 suicides de fermiers dans la région de l’Andhra Pradesh sont mis en relation avec le surendettement, dont le microcrédit porterait la responsabilité, alors qu’il y avait malheureusement tout autant de suicides ruraux quand le microcrédit n’existait pas sur place, la microfinance est présentée comme « une poule aux œufs d’or » alors que 80% des 10.000 Institutions de microfinance (IMF) dans le monde sont en perte, la microfinance conduirait à l’appauvrissement de 75% de ses bénéficiaires alors qu’aucun spécialiste sérieux du secteur n’a jamais défendu une telle affirmation.
Les taux à 26% (taux moyen dans le monde et en baisse constante) qui ne seraient qu’usure alors que les vrais usuriers du coin dont personne ne parle facturent sans scrupules 300%, eux! Et pourquoi les JT ne font-ils pas de reportages sur ces « Loan Sharks » ? (surnom local des usuriers)? Sans doute parce qu’ils ne feront pas la Une, comme Muhammad Yunus !
Présentées comme des généralités sorties de leur contexte, ces “news” sont bien souvent de pures contre-vérités, divulguées par certains par méconnaissance du secteur ou par esprit de racolage…
Isabelle Guérin, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement qui fût l’une des premières à dénoncer les dérives du secteur, analyse pour le journal La Croix:
Certains disent qu’il y a trop d’argent dans le secteur. Il n’y en a pas trop, mais il est concentré dans des institutions très médiatisées, alors que des établissements plus modestes œuvrent véritablement pour le bien être des gens. A côté de la microfinance commerciale et ses dérives, existent des acteurs, à l’expertise remarquable, qui sont actuellement délaissés.
Que l’on ne se méprenne pas, le propos n’est pas ici d’éluder ou de nier les débats et les questions qui dérangent, et il est bon que les médias sensibilisent les acteurs du secteur et le public sur ces dérives. Le fait que l’on parle à nouveau d’impact social plus que de retour sur investissement en est une conséquence et c’est une bonne nouvelle.
Nous nous sommes d’ailleurs fait à plusieurs reprises l’écho de ces débats dans ces mêmes colonnes. Il est par contre extrêmement dangereux que certains de ces medias présentent ces dérives comme si elles étaient inhérentes à la microfinance elle-même.
Il en va de même de certains apprentis sorciers d’Etat qui, par pure démagogie, tentent de reprendre la main pour tout régenter. Ils mettent bien souvent – mais en ont-ils conscience – gravement en danger l’ensemble du secteur lui faisant courir un risque systémique d’assèchement de ses ressources. Faut-il rappeler que 160 millions de personnes par le monde vivent du développement de leur activité d’autosubsistance elle-même financée par le microcrédit?
Nos visites régulières sur le terrain confortent les informations qui nous remontent de tous les spécialistes du secteur; il est une grande majorité de pays et de zones où les bénéficiaires de microcrédit ne sont nullement concernés par ces dérives, mais ceux-là ne semblent pas avoir les faveurs des médias. C’est bien triste.
Il est donc plus que jamais essentiel que la communauté des acteurs de la microfinance se mobilise pour défendre sans relâche la microfinance sociale et le microcrédit responsable tout en poussant à son amendement dans les zones troublées. Le microcrédit reste sans conteste et quoi qu’on en dise, l’un des plus beaux outils d’expression de la dignité humaine.
Billet publié initialement sur Youphil sous le titre Qui veut la peau du microcrédit ?
Photo FlickR CC World Economic Forum ; Sumayia Ahmed ; McKay Savage.
]]>Comprendre une armada de jeunes asiatiques payés au lance-pierre pour déchiffrer à la chaîne des milliers de captchas, ces images affichant chiffres et lettres, mises en place pour empêcher la profusion des spams.
Pour contourner les protections mises en place par les plateformes de blogging et d’e-mail, les spammeurs n’hésitent pas à recourir à de la main d’œuvre laborieuse d’Asie du Sud. Et cette pratique se répand.
Pas étonnant, étant donné que la plupart des salaires proposés (généralement aux alentours de 3$ de l’heure) sont bien plus élevés que les salaires moyens (au Pakistan, le revenu moyen journalier par habitant est de 3$ par jour, deux fois moins au Bangladesh).
Quelques dollars de l’heure : un prix ridicule pour une entreprise anglaise ou américaine, pas si mal pour de jeunes asiatiques diplômés et équipés. Ce qui n’empêche pas certains chiffres d’effrayer : entre 70 centimes et 1 dollar les 1000 captchas déchiffrées.
Mais au-delà de ce type de travail, c’est tout un écosystème de « freelancing borderline » qui se développe sur Internet. Vous voulez une liste de quelques milliers d’adresses mail fonctionnelles ? 10 000 faux fans sur votre page Facebook d’ici demain ? Ou pire ? Ne cherchez plus, il y a forcément un freelancer pour ça.
Et les barrières entre légalité et illégalité semblent bien fragiles.
Alors, ce serait si facile d’embaucher quelqu’un pour faire son sale boulot? Ne reculant devant aucun danger pour ses lecteurs, l’équipe d’OWNI, inspirée par les plus grands reportages des Infiltrés, est allé vérifier.
Nous avons cherché des freelancers capables de nous extraire les infos personnelles de 5000 comptes Facebook en France. Nos conditions: que des filles entre 13 et 16 ans, avec photos (regardez l’annonce sur le site odesk.com).
Plus sale, tu meurs.
Sans surprise, plusieurs Philippins, Bangladeshis, Indiens et Pakistanais nous ont proposé leurs services, à un tarif oscillant entre 2 et 4 euros de l’heure. Si les modérateurs des sites en question ont publiés l’annonce sans broncher, un freelancer s’interroge quand même sur la légalité de la chose. Avant de proposer de l’accomplir en 24 heures.
Plus étonnant, Tayyab N., jeune pakistanais titulaire d’un master d’histoire islamique de l’Université de Peshawar, nous a envoyé un échantillon d’un travail réalisé l’année dernière. Sur une feuille Excel, les noms, dates de naissance, sexes et numéros de téléphone d’utilisateurs de Facebook. A la grosse louche, la précédente commande concernait environ 1000 profils (l’échantillon en contient 130 jusqu’à la lettre AN). Après quelques vérifications, les données fournies par Tayyab semblent correctes à 80% (mais le fichier date de 2009) et concernent en majorité des étudiants et étudiantes australiennes. Dans quel but? Mystère.
Un autre freelancer, sur le site Freelancer.com, nous a envoyé ses références en Facebook Bulk Marketing (marketing de masse). A le croire, les 10 000 fans de plusieurs sites commerciaux et institutionnels n’ont rien d’authentiques. (Et si l’on en croit les nombreuses annonces proposant ou réclamant plusieurs milliers de fans pour une page Facebook en quelques heures, on est tout disposé à le croire).
D’après les quelques éléments dont on dispose, ces professionnels de Facebook animent quelques dizaines de profils disposant chacun de 1000 à 4000 amis, élaborés en fonction du marché visé. Tous ces profils sont évidemment des nanas en maillot de bain, mais leurs informations personnelles sont suffisamment travaillées pour ne pas paraître soupçonneux pendant la seconde qu’on prend à accepter ou refuser un ami.
Le fait qu’une telle annonce ait pu être validée sur une plateforme pose la question de leur contrôle. Nous avons donc contacté Xenios Thrasyvoulou, le CEO de PeoplePerHour.com, un des principaux acteurs du marché. Il semble d’abord un petit peu déconcerté par nos questions et ne semble pas très au courant de ce genre d’annonces. “Nous vérifions tout le site” nous affirme-t-il cependant. Quand nous lui posons la question de l’éventuelle présence d’offres à la limite de la légalité, il nous explique “ne pas les autoriser”.
Nous insistons et le mettons devant le fait accompli : “il y a toujours ce genre de choses, comme partout et comme toujours” s’entend-on répondre.
Le contrôle des offres postées sur le site se fait a priori, et semble fonctionner : notre annonce – acceptée sans plus de précaution par oDesk – n’a ainsi toujours pas été validée par PeoplePerHour. Si le CEO nous explique qu’ils font “plus que [leurs] concurrents pour la qualité des jobs”, il ne semble ni très intéressé, ni très concerné par la question – même lorsque nous mentionnons un possible lien avec le spamming.
Peut-être parce que cela ne représente, dans le meilleur des cas, qu’une petite partie infinitésimale des offres postées sur le site : 5% seulement de ces dernières sont dites “administratives”. Et si la plateforme semble mieux contrôlée et administrée que certaines de ses rivales, cela n’empêche pas PeoplePerHour de compter de nombreuses offres à l’intitulé douteux.
Pour nous expliquer ce phénomène, nous avons contacté un expert Français du “Black Hat SEO“. Il nous a confirmé que le décodage de captcha “à la chaîne” par des humains était utilisé pour améliorer artificiellement le référencement de certains sites ou services (grâce à des spams, en créant de faux blogs ou en multipliant les inscriptions à des annuaires en ligne). Ainsi, la plupart des outils et services utilisés à cette fin ont recours systématiquement (via des API) à cette saisie humaine. Inutile de préciser que la légalité de ce genre de pratique est douteuse.
Mais au delà des captchas, il est donc hyper facile de faire faire à un freelance en Asie à peu près n’importe quel boulot à la limite de la légalité. Le site hire-a-killer.com semble beaucoup plus réaliste, d’un coup.
Affolés par la facilité avec laquelle on pouvait externaliser ses coups bas, nous avons contacté les cyberflics, qui officient sous le doux nom de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCTLCIC), pour leur demander si c’était bien légal, tout ça.
Manifestement pris au dépourvus, ils trouvent que “c’est une bonne question”. “Faudrait regarder dans le code pénal”, poursuivent-ils, avant de nous renvoyer vers le service com’ de la PJ. Contactés mercredi, ils n’ont pas encore répondu.
Si cet article vous a donné des idées, sachez quand même que le commanditaire d’un délit encourt les mêmes peines que celui qui l’exécute… (merci Laura de m’avoir trouvé l’art. 121-6 du code pénal)
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Article co-écrit avec Martin U. /-)
Retrouvez les autres articles de ce premier volet de notre série sur le Contre-espionnage informatique : Des milliers d’emails piratables sur les sites .gouv.fr et Blinde ton mot de passe.
Retrouvez également les deuxième et troisième volets de cette série sur le Contre-espionnage informatique.
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