NDLR: L’interview a été réalisée il y a quelques mois, mais n’en est pas moins intéressante. Rendez-vous sur les autres articles de notre dossier du jour pour une mise à jour.
OWNI: Où en est-on du processus de validation de l’ACTA au niveau européen ?
Jérémie Zimmerman: Le processus a évolué et a été modifié par le traité de Lisbonne, mais il me semble que l’article 118 stipule que le Conseil européen donne son accord une fois que l’on est arrivé à un point d’accord, et qu’il prend la décision de l’envoyer devant le Parlement. Ce dernier doit ensuite donner sa validation.
Un exemple type de ce que le traité de Lisbonne modifie dans l’équilibre institutionnel
Comment l’ACTA pourrait s’intégrer à la législation européenne ?
Deux possibilités : soit nous aurons besoin de modifier la législation européenne, en raison du contenu d’ACTA, et je pense que c’est le cas. Il faudrait alors une directive de la Commission qui transposera le traité. Ou bien ce n’est pas le cas, mais c’est improbable.
Normalement, et c’est ce qui est important en terme d’équilibre institutionnel européen, la Commission négocie les accords commerciaux. En l’occurrence, c’est le cas, mais elle négocie sur la partie sanctions pénales, ce qui relève du Conseil en principe. Cela prouve que l’on va au-delà d’un simple accord commercial. L’ACTA est donc plus que cela.
Quel rôle joue le Parlement dans cet équilibre institutionnel ?
Justement, le Parlement est assez faible, vu qu’il ne peut que donner son “consent”, donc valider ou invalider en bloc le traité une fois qu’il a été négocié, ce qui est une nouveauté. L’autre nouveauté, c’est que la Commission a l’obligation d’informer pleinement le Parlement. Ce n’était pas le cas, le Parlement l’a exigé dans sa résolution du 10 mars. La Commission a publié un texte dans lequel des informations ont été enlevées, notamment sur les prises de positions de certains États-membres.
Nous sommes en plein dans un exemple type de ce que le traité de Lisbonne modifie dans l’équilibre institutionnel.
Justement, pourquoi le Parlement est-il la seule institution que l’on entend sur l’ACTA ?
Parce que c’est la seule institution démocratique en Europe, la seule dont les membres sont élus.
La résolution du 10 mars a été votée par une vaste majorité de députés. Un certain nombre de questions ont été posées par des eurodéputés de tous les groupes, une déclaration écrite a été déposée par des eurodéputés des trois groupes politiques majeurs (PPE, PSE, ALDE).
La stratégie du vampire
La Quadrature collabore avec d’autres associations et a des relais dans les médias, est-ce que tu sens que votre travail de lobbying commence à porter ses fruits et que la contestation prend ?
Pas en train, là maintenant, tout de suite… Cela fait un an que nous nous sommes saisis du sujet, nous l’avons dans le radar depuis le début. Pour moi, c’est un “momentum politique”, tu agites jusqu’à ce que les choses se mettent en mouvement. Je parle de ça par opposition au coup médiatique où rien n’existe puis ça explose, et le lendemain, il n’y a plus rien. Nous construisons des actions sur la durée.
On parle souvent de la “stratégie du vampire”, qui vise à braquer la lumière ensemble sur quelque chose qui doit rester secret. Nous sommes une petite LED, espérons qu’il y en ait de plus en plus qui braquent dans la même direction, et au même moment.
Il est question que l’assemblée nationale se saisisse du traité ACTA et le discute, as-tu des informations sur ce sujet ?
Je n’ai pas vu le détail, je ne sais donc pas trop quel crédit y apporter. La France devra le ratifier à un moment ou à un autre mais je ne suis pas sûr qu’elle puisse le faire avant que l’Europe l’ait validé, de toute façon.
L’un des problèmes majeurs soulevés par le processus lui-même, c’est que les documents publiés évoquent des sanctions pénales. En quoi cela délégitime ces négociations ?
C’est un aspect emblématique du processus. La partie “criminal sanctions” pose plusieurs problèmes. D’une part, c’est le Conseil de l’Union qui négocie et pas la Commission, puisque le contenu de l’accord va au-delà du mandat de négociation de la Commission. Il y a donc des aspects de l’ACTA qui sortent du cadre traditionnel.
D’autre part, on parle de droit pénal, qui est du ressort des États-membres parce que un point fondamental, au cœur de l’équilibre des lois dans un État de droit. Là encore, nous sommes dans une zone un peu floue liée au Traité de Lisbonne. Le Parlement aurait des compétences en matière de droit pénal, mais elles n’ont pas encore été clairement définies.
De la taule pour avoir dit quelque part “copiez-vous les uns les autres”, je trouve ça profondément choquant.
Des mesures répressives de quel ordre ?
Il est prévu d’instaurer des sanctions pénales pour l’incitation et l’aide à la contrefaçon, “inciting and aiding” en anglais. Prenons l’exemple du discours politique qui dit : “ces salauds d’Universal font assez de profits comme ça, leurs DRM m’empêchent d’accéder à leurs produits avec des logiciels libres, donc je télécharge leur catalogue.” Ce discours est appuyé par l’étude du gouvernement américain affirmant que les chiffres mesurant l’impact du téléchargement illégal sont bidons ou celle commandée par le gouvernement canadien qui prouve que les “pirates” sont ceux qui consomment le plus des produits culturels.
Ce type de discours, est-ce que c’est de l’incitation? Autre exemple : je fais un lien vers un site qui proposent des torrents, est-ce que c’est un lien sur Internet ou est-ce que c’est de l’aide, ou de l’incitation ?
En mettant en œuvre ACTA, on va forcément empiéter sur la liberté d’expression et le droit d’un auteur de logiciel libre à diffuser son logiciel. On empiète aussi sur l’architecture même d’Internet parce que si on arrête de faire des liens, on arrête de faire de l’Internet et la concurrence, car cela va être un moyen très pratique pour décourager les entreprises innovantes. Cette situation qui vise à faire du droit d’auteur, des brevets et des marques une arme de dissuasion, on la retrouve de plus en plus souvent.
En d’autres termes, de la taule pour avoir dit quelque part “copiez-vous les uns les autres”, je trouve ça profondément choquant. Alors évidemment, qui dit droit pénal dit interprétation du juge, mais on est dans cet esprit là.
Est ce que l’ACTA prévoit, comme on l’entend, d’imposer la riposte graduée aux pays signataires ?
Cela n’est jamais dit clairement dans le texte. Comme souvent, c’est induit. L’objectif est de créer les conditions dans lesquelles la seule solution pour les opérateurs d’échapper à des procès coûteux sera de mettre en œuvre des politiques de l’ordre de la riposte graduée. Contrairement à ce qu’ont conclu certains analystes après la suppression d’une note de bas de page dans le projet de traité, c’est toujours d’actualité.
C’est donc plus qu’induit.
Disons que c’est suggéré avec un flingue sur la tempe. Comme disait Al Capone : “il vaut mieux être armé et poli que juste poli”. On est ici dans le nœud gordien de l’ACTA pour ce qui concerne Internet. C’est pour ça que la déclaration écrite numéro 12 du Parlement européen s’oppose à toute mesure restreignant le droit à un procès équitable et à l’augmentation du régime de responsabilité des intermédiaires techniques. C’est jouable puisque ce qui est en jeu c’est la compétitivité des entreprises innovantes et même des entreprises de télécommunication dans le secteur.
On est en train d’exporter nos législations les plus répressives.
Pourtant les pays qui participent aux négociations n’ont pas des dispositions aussi répressives en matière de droit d’auteur…
On est en train d’exporter nos législations les plus répressives. On fait du commerce, du libre-échange. On proposera des accords bilatéraux pour forcer l’acceptation de ces législations par les pays qui ne sont pas initialement dans l’ACTA. Les leviers politiques qui vont permettre d’imposer ça comme traité international sont extrêmement puissants…
En quoi ce mouvement répressif remet-il en cause Internet tel qu’il est aujourd’hui ?
Nous défendons un Internet libre et ouvert. Cela repose sur la neutralité du Net, c’est-à-dire que les opérateurs n’ont pas leur mot à dire sur les contenus échangés. Il n’est pas possible d’établir des discriminations a priori selon la nature des contenus, selon l’émetteur du contenu ou selon son destinataire. Ce principe là est menacé par ACTA, c’est un fait.
En allant au-delà, et avec le Conseil constitutionnel, nous affirmons également qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services.
Aujourd’hui, la liberté d’expression implique la liberté d’accéder à Internet. Si même les vieux sages du Conseil constitutionnel l’ont compris, il est permis de rester optimiste.
> Crédit illustration CC FlickR Intellectual Property Garden by Bettina Tizzy
> Voir le dossier ACTA réalisé par la Quadrature du Net
Téléchargez la très belle affiche réalisée par Geoffrey Dorne pour cette une sur ACTA à cette adresse !
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