La cité virtuelle des jeux vidéo n’est ainsi jamais “juste” un simple décor conçu par des graphistes. Et la conception de l’environnement lui-même est un enjeu primordial au cœur de la création ludique. Prenons l’exemple d’une métropole fictive et imaginaire comme les différentes villes du jeu phare développé par la société Rockstar Games, “Grand Theft Auto“, pour en comprendre les enjeux.
Un reproche classiquement fait par les observateurs de mondes virtuels [en] réside dans le caractère superficiel des représentations urbaines dans les univers de jeu/en ligne. Ceux-ci ont pendant longtemps pris des formes stéréotypées : quartiers d’affaires constitués de tours, monuments classiques, circulation automobile et rues désertes en étaient bien souvent les ressorts les plus courants. Pendant longtemps, la cité virtuelle était désespérément vide, une sorte de caricature du réel.
Avec GTA IV, mais aussi avec les versions précédentes, la situation est tout autre. Même si l’on est encore loin de pouvoir interagir avec tous les éléments du jeu, les progrès sont nets. Entre la possibilité de visiter certains lieux ou magasins (mais pas tous les bâtiments), l’aspect vivant des rues ou le fait de ramasser des déchets (pour les jeter aux visages de ses congénères), l’évolution est importante.
La navigation dans les différents quartiers est aussi pensée en détail. Franchissez un pont et un sentiment étrange commence à poindre… La non-familiarité avec les lieux apparait : l’architecture diffère, de même que la population présente… ce qui donne presque envie de retourner de l’autre côté où l’on se sent plus chez soi.
Naturellement, tout cela n’a pas été fait au hasard. Le level design, le processus dans la création d’un jeu vidéo qui consiste à concevoir l’environnement dans lequel le joueur évolue, est particulièrement pointilleux. De l’évolution de niveaux, labyrinthes et cartes basiques, les espaces de jeu sont devenus complexes. Les détails fourmillent et chacun concourent à l’expérience ludique. Dans ce cadre, la conception de villes virtuelles a une place particulière avec une forme d’intervention urbanistique singulière.
Le cas des différents épisodes de GTA est fascinant à cet égard comme le montrent les témoignages suivants de différentes créatifs de Rockstar Games. Au niveau de l’intention de départ, les objectifs sont clairs :
On aurait pu reprendre une ville réelle mais on a choisi une autre approche. Nous avons créé une approximation, une abréviation d’une ville réelle, pensée en détail avec la variété d’éléments visuels et typographiques que nous voulions (…) c’est mieux de faire une représentation qui à l’air bien, parait réelle et qui exprime directement sa propre image. Nous essayons de faire un monde qui a première vue parait complètement normal mais qui révèle son absurdité quand on joue. C’est plus cohérent avec l’idée du jeu vidéo. [Source : Blueprint, 2004]
Mais c’est sur la manière de procéder que l’approche est encore plus intéressante :
Nous n’avons jamais construit ces villes avec des missions spécifiques en tête. Nous construisons toujours la structure urbaine en premier lieu puis nous incluons les missions et les histoires dedans (…) Donc nous avons toujours traité les villes comme des lieux réels. Nous les bâtissons, nous les remplissons de choses intéressantes et nous plaçons les missions dedans plus tard. (…) Je pense que le fait d’avoir cet environnement immense et disponible donne beaucoup d’opportunités pour ajuster les missions et trouver ce qui fonctionne le mieux. [Eurogamer [en], 2008]
Pourtant, ce qui est encore plus fascinant dans l’expérience de jeu, c’est la logique d’apprentissage des lieux. Car au fond, le gameplay par défaut de Grand Theft Auto est basé sur la possibilité de se construire progressivement une image mentale des lieux parcourus… en naviguant sans but.
La dérive (au sens situationniste) virtuelle trouve toute sa place dans un jeu comme GTA. Alors que dans certains univers en ligne, il est fastidieux de devoir se déplacer en marchant ou en volant, l’errance sans but dans Vice City ou Liberty City fait partie intégrante de l’expérience ludique… et d’une mécanique d’apprentissage progressif des composantes urbaines. La déambulation favorise ce que l’urbaniste américain Kevin Lynch a nommé “la lisibilité de la ville”, c’est-à-dire la facilité avec laquelle chacun reconnait et interprète les éléments du paysage afin de pouvoir s’orienter.
La compréhension de cette lisibilité dans GTA permet d’acquérir une vision globale de la complexité des lieux et de toutes les ressources disponibles pour réaliser les missions. Mais ces dernières ne sont pas forcément une finalité, étant donné le plaisir manifeste de certains joueurs (dont je fais partie) à déambuler en écoutant la radio.
Progressivement, de version en version, l’étendue des moyens de transport à disposition s’enrichit. Il ne s’agit pas juste de se déplacer à pied ou en auto puisque l’on peut sauter sur une moto, un camion poubelle, un taxi, un tank (pour ceux qui sautent sur les cheat modes). Chacun de ces moyens de transport possède ses spécificités (vitesse, sécurité, fonctions particulières) qui donne évidemment lieu à des possibilités de challenge ou de mission pour le joueur. Le gameplay n’émerge alors pas seulement des lieux mais aussi des dispositifs de mobilité.
L’arrivée du métro rajoute encore des possibilités intéressantes avec l’avénement dans le jeu d’un mode de transport discontinu. En effet, monter dans une rame dans un coin de Liberty City n’est pas aussi anodin que conduire une voiture… puisque le joueur ne peut pas contrôler son déplacement. Il se retrouve ensuite dans un autre coin de la ville sans avoir vu l’espace intermédiaire. Mais l’avantage est alors d’avoir une manière rapide de fuir ou de contourner la difficulté de devoir perdre du temps à retraverser tout un pan de la cité sans avoir d’accidents.
Avec GTA, le joueur fait donc une expérience de l’errance multimodale grâce à tous ces dispositifs de transport différents. Au-delà des objectifs meurtriers discutables que l’on retient souvent du jeu, il est donc intéressant de voir comment la gestion de la mobilité devient un enjeu fondamental de gameplay, comme le souligne Transit-City.
Cet apprentissage de la mobilité est aussi complété par la présence de deux technologies particulièrement importantes dans la compréhension des nouvelles pratiques urbaines actuelles : le GPS et le téléphone portable.
Le premier fournit une aide à la navigation essentielle pour se repérer et réaliser certaines missions. Et évidemment, il est possible d’en tirer des mécaniques ludiques comme le décrit Tom Armitage [en] :
Les concepteurs n’essayent pas de donner d’indications erronées avec le GPS mais ils te forcent à ne pas trop te baser sur ces informations visuelles. Dans une des missions, un témoin te donne la direction vers un endroit et il te dit toujours “ah attends, c’est à gauche ici” à la dernière minute dans un carrefour, de manière à ce que tu ne puisses pas t’aider de la mini-map, tu dois écouter ce qu’il te dit. C’est plutôt bien pensé.
Le téléphone a plus un rôle “social” mais il peut aussi permettre de naviguer :
Le téléphone mobile est central là-dedans, il te permet de faire des appels et d’envoyer des SMS pendant que tu marches ou que tu conduis. Il te permet de socialiser, d’organiser et d’écouter des sonneries que tu as téléchargées. Quand tu rates une mission, tu peux répondre à un SMS et te téléporter à l’endroit de départ.
Au fond, l’évolution de GTA fait donc écho aux transformations urbaines apparues au cours de l’histoire, en version accélérée. Pour le concepteur de ville numérique, l’intérêt réside alors dans la création de l’hybridation des infrastructures de la ville… qui commence par la structure urbaine formée de rues, de bâtiments avec des détails qui la rendent vivante (passants, magasins et lieux ouverts)… mais aussi l’amélioration croissante des moyens de transport au fil des épisodes. Avec in fine, la disponibilité d’une véritable “couche numérique” rendue possible par les technologies de l’information et de la communication via le GPS et le téléphone. Chacune de ces composantes possède ses singularités qui permettent de créer des challenges intéressants pour le joueur.
Ce que les villes fictives de GTA expriment par rapport à des métropoles réelles, c’est la différence de finalités. L’urbanisme dans l’espace physique vise l’efficacité dans les moyens de vivre ensemble… et le level design de GTA pousse lui au fun et à des interactions libres voire sauvages.
Reste à explorer si l’expérience vidéoludique pourrait influencer notre perception de l’espace urbain !
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Photos Flickr Th3 ProphetMan, nicolasnova, JamesB
Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous sur Facebook et Twitter (Nicolas / Philippe) !
]]>Mais l’exposition insiste surtout sur « les valeurs véhiculées par l’escrime », à savoir le respect, la maîtrise de soi, l’harmonie du corps et de l’esprit. Bien qu’aucune des trois n’interdise d’empaler un petit enfant sur votre fleuret, on peut être surpris qu’un sport puisse « transmettre des valeurs » à l’instar d’une œuvre d’art ou d’un objet culturel. Pas seulement parce que l’expression sonne comme celle de votre grand-père en échange d’un Werther’s Original, mais surtout parce que les réflexes, l’habileté, les compétences physiques et tactiques ne semblent pas, à priori, être de bons médias, voire des médias tout court. On peut facilement admettre et trouver des exemples au fait qu’un livre change le monde. Regarder un film, lire, c’est ouvrir un port de communication avec l’extérieur. Mais suer ?
La même question se pose pour le jeu vidéo. Car le jeu vidéo, avant d’être le seul vrai support « multimedia », pour employer le terme le plus galvaudé de tous les temps, est d’abord un jeu. Un défi tactique ou physique. Pas loin, au fond, du jeu du cowboy et des indiens auquel jouent Quick et Flupke dans un terrain vague. Créer un jeu , c’est créer un univers, c’est-à-dire des règles, des lois. Se prendre pour Dieu. Mais ces règles, à part contraindre et pousser à la performance, peuvent-elles servir à exprimer quelque chose, à transmettre du sens ?
Enlevez à un jeu vidéo ses graphismes, ses dialogues, son scénario, ses effets sonores et sa musique, qui sont chacun autant de médias classiques aux mécaniques culturelles déjà bien rodées et disséquées. Il ne vous restera que ce qui fait qu’un jeu vidéo est un jeu : le gameplay.
Le gameplay, c’est la mécanique d’interaction entre le joueur et le programme. Ce sont les règles du jeu, les réactions du programme au sollicitations du joueur sur son clavier, sa souris, son pad, ou lorsqu’il bouge ses fesses devant un capteur infrarouge. C’est le fait que Mario court lorsque vous appuyez sur B, saute lorsque vous appuyez sur A, et qu’il tombe dans un trou ou se prenne une carapace en plein poire lorsque vous ne coordonnez pas correctement ses mouvements. Sans cette mécanique intrinsèque, ses règles, le jeu vidéo n’est qu’un film, une œuvre musicale ou un livre électronique.
Ne gardez que le gameplay, donc. Et bien, lui aussi nous parle. Ce sont paradoxalement les premiers adversaires du jeu vidéo, sortes d’animaux préhistoriques partouzeurs de droite, qui ont les premiers considéré le gameplay comme un medium puissant, qui peut rendre violent, épileptique et brider la concentration à l’école. Et puis, pour contrer les critiques, les gros studios de jeux vidéo ont à leur tour commandité des études dans lesquelles on lit ici ou là que les joueurs de FPS (first-person shooter, ou jeu de tir subjectif) sont susceptibles de prendre des décisions plus rapidement que les autres, ou que les STR (real-time strategy, ou jeu de stratégie en temps réel) augmentent l’intelligence.
Au vu de leurs auteurs, aussi neutres sur le sujet que Jean-Luc Delarue à propos de la cocaïne, on pourrait douter de ces assertions. Pourtant, pensez au jeu de rôle dans lequel vous aviez mis le plus du vôtre : à moins que vous n’y ayez carrément perdu votre vie réelle, n’y a-t-il pas quelque chose d’une quête rôliste dans votre vie ? Et pas seulement lorsque vous allez faire un duplicata du formulaire Cerfa B4452 à la préfecture ! N’y avez-vous pas trouvé une certaine inspiration, une mise en valeur de la responsabilité, de l’engagement, du choix ?
Souvenez-vous maintenant des jeux de plate-forme de votre enfance, sans sauvegarde, où la moindre anicroche vous obligeait à tout recommencer des centaines de fois dans une rage qui aurait mis Joey Starr en déroute. Cela n’a-t-il pas, en y réfléchissant bien, sacrément encouragé votre persévérance ? Appris inconsciemment un certain sens de l’effort ou de l’implication ? A moins que vous ayez au contraire aujourd’hui des difficultés à accepter l’échec, et en rendiez Rick Dangerous responsable ?
Le gameplay peut apporter plus à une œuvre vidéoludique qu’un simple défi à surmonter, mais également sens et émotions, au même titre que le montage pour le cinéma. Celui d’Ico par exemple, ce jeu « chef d’œuvre » – pas moins selon la presse spécialisée – de Fumito Ueda, avait une manière particulière de gérer l’interaction entre le petit héros coiffé à la Jamiroquai et sa jeune amie aux petits cris de jouvencelle. Il s’agissait de la tenir par la main en maintenant la touche R1 appuyée, de la tirer à soi quels que soient les dangers et les autres évènements du gameplay. Comme l’index d’Adam et celui de Dieu dans La Création d’Adam, la touche R1 incarnait dans Ico un lien humain, la peur de perdre un être cher, et devenait le centre de toutes les peurs et les émotions du jeu. Un tableau de Michel-Ange, probablement pas, mais indubitablement un vecteur d’émotions.
Le gameplay de Trackmania, ce jeu de course massivement en ligne à l’esthétique tapageuse, rappelle, lui, par sa furieuse exigence, celui de nos premiers jeux : la trajectoire de course doit être absolument parfaite, sous peine d’un accident qui ruine tous les efforts entrepris. Il faut bien souvent recommencer à zéro le circuit, à tel point que la plus grosse touche du clavier est dédiée à cette fonction. Des classements par ville, par région et par pays mettent ensuite en perspective votre performance. Il y a quelque chose d’olympique dans Trackmania : rarement un jeu vidéo n’aura autant encouragé la ténacité, la persévérance, l’excellence.
On est cependant confronté au fait que les jeux obéissent encore à une typologie rigide basée sur le gameplay et imposée par l’industrie. Cette classification du jeu vidéo ne favorise pas l’innovation : à l’instar du cinéma, où une comédie romantique qui n’encouragerait pas la monogamie relèverait du paradoxe, le gameplay d’un FPS ne pourra pas dire grand-chose de plus que celui d’un autre FPS. Pour trouver des utilisations signifiantes du gameplay et faire vraiment son intéressant dans les dîners mondains, il faut peut-être déjà aller chercher dans le jeu indépendant. L’un des plus primés du genre, Braid, propose via ses mécaniques uniques de distorsion du temps, une très belle interprétation des théories relativistes d’Einstein. Dans la même veine, le gameplay d’Osmos fait véritablement ressentir l’équivalence énergie-masse et pose des questions pertinentes en thermodynamique.
Il serait temps de traiter le gameplay comme un médium à part entière, comme un outil d’expression pour les créateurs et non comme une fatalité racoleuse que les créateurs ne mettent en place que pour intéresser le joueur aux autres médias. C’est ainsi que le jeu vidéo pourrait le mieux s’émanciper des genres imposés par l’industrie.
Il faudrait peut-être au jeu vidéo des Eisenstein, des Riefenstahl ou des Godard pour qu’on prenne en main la puissance signifiante du gameplay, et qu’on l’utilise pour le meilleur et pour le pire. Les WiiMote, Kinect et PS3 move seront peut-être leurs futurs outils.
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>> Illustration FlickR CC : Stéfan, włodi, *n3wjack’s world in pixels, Dunechaser, gnackgnackgnack
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