OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Contre l’urgence dans les médias http://owni.fr/2010/11/05/contre-lurgence-dans-les-medias/ http://owni.fr/2010/11/05/contre-lurgence-dans-les-medias/#comments Fri, 05 Nov 2010 14:27:09 +0000 Thomas Baumgartner http://owni.fr/?p=34795 Oh, l’impressionnant bouillonnement sans fin du grand bain des ondes et des réseaux ! Oh le beau bruit de fond ! Tout «producteur» médiatique – radio, télé, presse, Web – se pose la question de la réception des signes (sons, textes, images qui bougent, images fixes) qu’il émet. Au milieu des sollicitations multiples dont les «consommateurs» des médias font l’objet, qu’est-ce qui fera la spécificité d’une nouvelle «production» ? En s’appuyant sur l’actualité urgente, le média s’assure de donner à sa production l’attrait du nouveau («ça vient d’arriver, ça vient de sortir») sans perdre son auditeur/spectateur-lecteur dans l’inconnu («ça se passe dans votre monde»).

L’actualité et l’urgence doivent avoir une place de choix dans la production médiatique. Rendre compte du monde au rythme du monde est une tâche difficile et indispensable. Mais il faut prendre garde à l’inversion de cette proposition : des «médias au rythme du monde» au «monde au rythme des médias». Ce retournement est une question mécanique : le rythme des médias, c’est la durée des reportages, c’est le rythme des montages, les sollicitations multipliées du fait de la multiplication des chaînes, stations et sites. Le rythme des médias, c’est une part de nos vies, du rythme de nos vies.

Communi-contes

De ce retournement naissent des stratégies de communication, de «storytelling» : transformer les faits en «histoires», en «contes» pour les médias, leur donner à raconter chaque jour une communication organisée, sous forme d’une actualité urgente mais bien construite, dont ils ont besoin pour nourrir leurs antennes ou leurs pages. Pour une part, les médias sont agis par ceux qui savent tirer un intérêt de ce besoin d’«actualité urgente», devenu vital. C’est le piège de l’urgence, avec des conséquences majeures sur le débat public. En la matière, l’été nous a livré deux exemples bien scénarisés.

Le premier concerne les Roms : le glissement d’un fait divers précis vers des mesures radicales et générales. Le fait divers (la mort d’un jeune conducteur, le 16 juillet alors qu’il forçait un barrage de gendarmerie dans le Loir-et-Cher, ayant entraîné des saccages) a donné lieu à des déclarations visant d’abord tous les «gens du voyage», puis à des mesures concernant spécifiquement les Roms. Une étape après l’autre, il y a là quelque chose qui se raconte, des causes et des conséquences. Bref, la forme d’une histoire et le parfum de la logique pour des décisions qui ne répondent en réalité à rien d’actuel ou d’urgent. Et qui ont tout d’arbitraire.

L’autre exemple est celui du fait-divers de Grenoble (le 16 juillet aussi, un casino braqué, un malfaiteur tué par les forces de l’ordre, puis en réaction des incidents violents, dont des tirs sur les policiers), qui a précédé un discours présidentiel envisageant la déchéance de la nationalité française pour les délinquants s’en prenant à des représentants de l’ordre, mesure adoptée le 30 septembre à l’Assemblée nationale. Une fois encore, une question sans rapport avec les faits (celle de la nationalité), devient centrale et nourrit la vorace machine del’actualité urgente.

Relater les faits, relayer les déclarations, cela doit se faire. Entrer dans l’analyse après l’événement, mettre en perspective, c’est souhaitable. Mais pour que chaque média puisse éviter d’être l’objet de ceux qui savent utiliser sa voracité de faits nouveaux et pour permettre une autre manière de dire le monde, il faut envisager de nouvelles formes qui, sans forcément contrer les stratégies de communication, offrent des alternatives.

Poétiser la forme

Cela passe par le subjectif assumé, le poétique, l’expérience intime, le temps long (radio et télévision) ou les reportages au long cours. Se placer parfois loin du point d’ancrage de l’actualité, pour dire autant et peut-être plus et mieux du monde, en entrant dans le domaine du ressenti. Un autre rythme apparaît alors, une autre note aussi, contre l’urgence. Cette autre focale existe par endroits. La revue XXI,régulièrement portée en exemple, l’a adoptée : longs reportages, formes variées (textes, dessins, photos).

Faut-il aller chercher les exemples dans le passé ? Dans le subjectif des enquêtes de plain-pied de certaines années d’Actuel qui disaient l’époque avec un léger temps d’avance ? Faut-il évoquer des figures marginales que la postérité réhabilite, comme Hunter S. Thompson (1937-2005), qui «fictionnait» ses reportages dans le magazine Rolling Stone sous l’influence de substances, et qui n’a pourtant jamais cessé de vouloir dire le rêve américain, son devenir et sa disparition ?

Voilà des caractères, on y adhère ou pas. On s’en souvient, ou pas. Mais il est sûr qu’ils tordaient les calendriers officiels. Allons chercher du côté des poètes. François Billetdoux (1927-1991), homme de théâtre et de radio, parlait de «notre histoire non événementielle», qui devait avoir sa place sur les ondes. Georges Perec (1936-1982) parlait de «l’infra-ordinaire», contraire de l’extraordinaire, la beauté du quotidien pour raconter le monde.

Certes, les médias – radio, presse écrite, télévision, sites d’information – n’ont pas pour vocation de devenir des lieux d’expériences uniquement formelles. Mais c’est dans ces approches hétérodoxes (et ces prises de risque) qu’on peut trouver une voie de liberté médiatique. Donner à entendre, à voir, à lire une véracité du monde, en «relief», passe par l’exploration du subjectif, du marginal, de l’intime. Des dimensions qui doivent occuper leur pleine place dans les médias, quels qu’ils soient. Comme un travail de fond.

Crédits photos cc FlickR : ƅethan, young_einstein, Profound Whatever.

Tribune initialement publiée sur Liberation.

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Le journalisme selon Hunter S. Thompson http://owni.fr/2010/08/01/le-journalisme-selon-hunter-s-thompson/ http://owni.fr/2010/08/01/le-journalisme-selon-hunter-s-thompson/#comments Sun, 01 Aug 2010 15:22:00 +0000 JCFeraud http://owni.fr/?p=23581 Depuis ce billet en forme d’hommage à la prose hallucinée de Hunter S. Thompson – “I wanna be a Gonzo journalist” – vous connaissez ma passion pour ce bon vieux “Duke”, auteur entre autres des génialissimes “Hell’s Angels” et “Fear and Loathing in Las Vegas”. A la faveur des vacances, je relis donc les œuvres complètes de Doc Hunter, inventeur dans le sillage de Tom Wolfe (“L’Etoffe des Héros”, “Le Bûcher des Vanités”…) d’une nouvelle forme de narration journalistique à mi-chemin entre fanzine et littérature… Ça vous regonfle à bloc un journaliste-blogueur bousillé ;) Je me suis aussi replongé dans l’excellente biographie du grand homme signée William Mc Keen: “Journaliste et hors-la-loi” (Editions Tristam). Rien que le titre donne envie !

Mais c’est en lisant cette phrase…

Je n’ai pas encore trouvé de dope qui puisse vous faire monter aussi haut qu’être assis à un bureau à écrire

… que m’est venue l’idée de vous proposer un petit précis de journalisme Gonzo à partir de quelques citations extraites de cet ouvrage précieux… Ceux qui suivent mon compte Twitter y reconnaîtront l’un de mes épisodes prosélytes maniaques. Pour les autres le tour de manège est gratuit. Place donc au journalisme selon Hunter en six leçons !

Les yeux très grand ouverts...

1) Ouvrir grand les yeux

Le BA à BA du journalisme, mais qui prend encore vraiment le temps d’ouvrir grand les yeux aujourd’hui à l’ère du journalisme Shiva ? “Il ne prenait pas de notes mais il observait et se souvenait bien des choses” (…) “Il était toujours extrêmement tendu, grave sur les nerfs et aussi très concentré, d’une manière que seul quelqu’un ayant ce sens de l’observation peut imaginer” (témoignage de William Greider du “Washington Post”)

2) Chercher la vérité en toutes choses

“La brillance de Hunter et de son journalisme demi-halluciné, c’est qu’il donnait la vérité des choses. Il exagérait, décrivait des luttes titanesques (…) c’était excessif, mais vrai en un sens plus profond” (William Greider du Washington Post)

Bien sûr en cherchant la Vérité avec arrogance et folie, Hunter ne se fit pas que des amis. Voilà ce qu’il disait de ses confrères journalistes : “Il n’y avait pas de place dans leur univers plein de suffisance pour un homme méprisant la médiocrité – qui ne permettait à rien ni à personne de se mettre en travers de la vérité. Le monde de la grande presse américaine était une plaisanterie débile, le cimetière ultime des marchands de ragots et de ballots prétentieux”.

3) Ecouter ses visions comme un Shaman indien

“Hunter Thompson apprit à imiter dans sa prose l’effet explosif des drogues sur l’esprit” (le critique littéraire Morris Dickstein).

Ce n’est pas un scoop Hunter Thompson prenait de tout : amphet, mescaline, dexedrine, LSD, Tequila… ce n’est pas à recommander. Intrinséquement defoncé, son journalisme n’en était pas moins utile et virtuose. S’il fallait en retenir quelque chose, c’est le fait d’écouter sa vision subjective de la réalité à partir de l’observation des faits et de laisser rouler ! Le lecteur suivra ou ne suivra pas…et alors ?

4) S’abandonner à l’écriture automatique hallucinée

En l’espèce, l’écriture automatique était donc la plus puissante drogue à laquelle Doc Thompson s’adonnait:
“Il avait cette espèce de décharge électrique et se mettait à taper. Une phrase, puis il attendait de nouveau. Il avait une nouvelle décharge et il tapait une autre phrase” (…) “Ses textes lui venaient comme autant de visions et non d’un travail journalistique approfondi” (témoignage de son collègue de “Rolling Stone” Tim Crouse)

5) Imposer son style et atomiser les codes du journalisme standardisé

Dans ses transes éditoriales, qu’il soit sobre ou sous influence, Hunter S.Thompson a bel et bien inventé une nouvelle écriture journalistique (?) alliant fulgurances stylistiques et folie furieuse. Dans le déluge crépitant sur sa machine à écrire Selectric, il avait toujours le souci du mot juste, de l’image vraie, puissante et efficace. Voilà ce qu’il disait lui-même de sa trouvaille : “Je suis fichtrement accro à mon nouveau style (…). Un journaliste plongé dans le Gonzo est comme un junkie ou un chien minable. Il n’y a pas de remède connu”.

Son “New Journalism” suscita autant l’admiration jalouse de ses confrères que le respect stupéfait des milieux littéraires : “En pleine forme Thompson faisait étalage de l’un des rares styles originaux de ces cernières années, un style reposant, de manière presque délirante, sur l’insulte, les vitupérations et un flot d’inventions, à un degré sans précédent depuis Céline” (le critique littéraire Morris Dickstein).

“La méthode Hunter, c’est du hooliganisme mais de la meilleure sorte. Il s’agit d’ébranler les gens” (le dessinateur de presse Ralph Steadman)

6) Avoir un rédacteur en chef aux petits soins et TRÈS compréhensif (on peut rêver)

Passons sur le fait que le Doc pouvait rendre sa copie avec des mois de retard, qu’il forçait la porte de ses employeurs (“The Nation”, “Rolling Stone”, “Playboy”…) ivre et titubant, vétu d’un short et d’une chemise hawaïenne, coiffé parfois d’une perruque blonde ou brandissant une arme chargée, qu’il battait tous les records de notes de frais éthylo-narcotiques… A elles seules, ses méthodes de travail épuisaient ceux qui étaient chargés de le relire et de le publier :

“Une bonne part de ce qu’il écrivait arrivait sous forme d’inserts. Rien que ça, pas de fil conducteur, pas de conclusion, et il nous fallait les déplacer comme ci ou comme ça jusqu’à ce qu’on parvienne à une mosaïque qui nous plaise” (Charles Perry, responsable de la copie chez “Rolling Stones”)

“Il avait aussi besoin qu’on lui dise : Continue dans cette direction… arrête d’aller vers celle-là, ça ne donne rien. Il fallait le guider parcequ’il travaillait contre la montre (…). C’était comme être le manager d’un boxeur, ou diriger une tournée. Mon rôle avec lui allait de l’édition ligne à ligne à la gestion de la tournée” (Jann Wenner, rédacteur en chef de “Rolling Stone”).

Défoncée, cynique, ricanante, mais éminement sincère et VRAIE, la méthode Hunter est évidemment aux antipodes de ce qu’on apprend aux jeunes journalistes (“les faits, rien que les faits”) et de ce qui se pratique aujourd’hui dans ces entreprises à produire de l’information que sont devenus les journaux.

Voilà comment l’intéressé décrivait son art avec le sens de la formule qui est le sien :

Le vrai reportage Gonzo exige le talent du maître journaliste, l’oeil du photographe-artiste et les couilles en bronze d’un acteur d’Hollywood

Evidemment, le talent pur ne s’apprend pas… Mais je crois sincérement que cette vision du métier devrait être – elle aussi – enseignée dans le écoles de journalisme. Avec un peu de chance, le Doc susciterait quelques vocations Gonzo – même si l’époque ne s’y prête guère – et la presse serait sans aucun doute beaucoup moins chiante à lire et sans doute plus un peu plus lue…

Imaginez un peu un article aujourd’hui qui commencerait par cette phrase :

“Étranges souvenirs par cette nerveuse nuit à Las Vegas. Cinq ans après ? Six ? Ça fait l’effet d’une vie entière, ou au moins d’une Grande Époque — le genre de point culminant qui ne revient jamais”. Ca aurait de la gueule non ?

Alors la méthode Hunter demain au programme du CFJ ou de l’ESJ de Lille ? Pas sûr que cela plairait au Duke… Voici en Bonus la définition du métier délirante et pleine de fureur qu’il nous a laissé avant de se tirer une balle dans la tête il y a quelques années :

“Journalism is not a profession or a trade. It is a cheap catch-all for fuckoffs and misfits – a false doorway to the backside of life, a filthy piss-ridden little hole nailed off by the building inspector, but just deep enough for a wino to curl up from the sidewalk and masturbate like a chimp in a zoo-cage…”
Ce qui donnerait à peu près en français :

La presse n’est fait que d’une bande de tantouzes brutales. Le journalisme n’est ni une profession, ni un métier. Ce n’est qu’un attrape-connards et un attrape-imbéciles à deux sous – une fausse porte donnant sur les prétendues dessous de la vie, une misérable et écœurante fosse à pisse condamnée par les services de reconstruction, juste assez profonde pour qu’un poivrot s’y terre au niveau du trottoir pour s’y masturber comme un chimpanzé dans une cage de zoo

Étonnant non ?

[MàJ 03/08 - 11h50]

J-C. Feraud a publié aujourd’hui un nouvel article à ce propos sur son blog, où on y découvre un futur biopic sur la vie de Hinter Thompson, dont voici le trailer :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

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Article initialement publié sur “Sur Mon Ecran Radar”

> Illustrations CC FlickR par Zombie Inc. Wholesale zombies for over 20 years, Profound Whatever et mueredecine

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I wanna be a Gonzo journalist! http://owni.fr/2010/03/21/i-wanna-be-a-gonzo-journalist/ http://owni.fr/2010/03/21/i-wanna-be-a-gonzo-journalist/#comments Sun, 21 Mar 2010 10:41:39 +0000 JCFeraud http://owni.fr/?p=10542

hunter

Hunter S. Thompson était au journalisme ce que Kerouac, Burroughs et Bukowski furent à la littérature et aux excès en tous genres. Comme son imposante biographie signée William McKeen sort ces jours-ci en français sous le titre “Journaliste et Hors la Loi” (critique à venir sur ce blog), je devrais en parler au présent.  Mais j’en parle au passé. Car Hunter Stockton Thompson est mort un peu oublié, à 68 ans, le 20 février 2005 à Aspen Colorado. Mais aussi parce que la conception du métier qu’il incarnait et a inventé- le “gonzo journalism” – ce journalisme de récit littéraire, subjectif, sauvage et halluciné (pour en savoir plus allez faire un tour sur Gonzo.org) - est aujourd’hui en voie de disparition. Tout comme le journalisme d’investigation. Et en bonne partie pour les mêmes raisons.

Quel quotidien, quel magazine “sérieux” publierait un article commençant par ces lignes aujourd’hui ?

“Étranges souvenirs par cette nerveuse nuit à Las Vegas. Cinq ans après ? Six ? Ça fait l’effet d’une vie entière, ou au moins d’une Grande Époque — le genre de point culminant qui ne revient jamais. San Francisco autour de 1965 constituait un espace-temps tout à fait particulier où se trouver. Peut-être que ça signifiait quelque chose. Peut-être pas, à longue échéance… mais aucune explication, aucun mélange de mots ou de musique ou de souvenirs ne peut restituer le sens qu’on avait de se savoir là et vivant dans ce coin du temps et de l’univers. Quel qu’en ait été le sens…”

(“Las Vegas Parano”)

Hyperformatage

Dans la plupart des médias, la narration écrite, sonore et visuelle est désormais hyper-formatée. Accroche, déroulé, chute… tous les sujets sont traités à la même moulinette normative. Chaque article, chaque lancement radio ou télé doit rentrer dans le même cadre préétabli. Surtout ne pas surprendre, ne pas déstabiliser le lecteur, l’auditeur, le téléspectateur…

Le journaliste français, notamment, s’aventure de plus en plus rarement en dehors des techniques journalistiques et des clôtures stylistiques acquises lors du fameux double cursus “idéal” Sciences Po + CFJ. Cela tombe bien : les journaux sont de moins en moins demandeurs de reporters, enquêteurs, chroniqueurs et autres aventuriers plumitifs qui sortent du cadre. Ils n’en ont plus ni l’envie ni les moyens. Place à l’info standardisée et aux économies d’échelle rédactionnelles. Envoyer un Gus faire le gonzo journaliste dans le désert du Nevada au moment où la presse coule à pic comme le Titanic ? Vous n’y pensez pas !

Incapable de s’adapter à la révolution internet, d’inventer de nouveaux modèles pour faire payer l’information dans un monde où la gratuité est la règle, la vieille presse est en déroute. Les grands quotidiens, les grands magazines, sont paniqués comme des “Newsososaures” devant le raz-de marée numérique qui balaie leur monde. Leurs ventes au numéro s’effondrent, leurs recettes publicitaires fondent comme neige au soleil sous l’effet du grand réchauffement digital. Et la nourriture nécessaire à leur survie se fait rare : il n’y a pas ou peu de nouveaux revenus sur le Web. Les annonceurs tirent les prix de la pub toujours plus bas et les internautes ne veulent pas payer pour l’info comme l’a encore démontré récemment une étude du Pew Research Center.

Leur débandade aurait fait ricaner Hunter S. Thompson, lui qui, par nature, adorait le chaos porteur de processus créatif . Ses articles et ses récits qui sont devenus des livres comme “Hells Angels” (une formidable enquête de terrain qui le conduira à l’hôpital après ce qu’il qualifia de “querelle éthylique spontanée”) ou encore “Las Vegas Parano” (un reportage sur une course de motos dans le désert qui se transformera en quête mythique du rêve américain sous LSD) en sont les meilleurs témoignages.

J’entends d’ici le rire sardonique de ce véritable émeutier du journalisme qui dans les Sixtie’s publia les meilleurs articles du moment sur le mouvement hippie dans le “New York Times”, avant de travailler pour “Esquire” ou “Rolling Stone”, puis de signer un contrat d’auteur dont les agents de Random House se souviennent encore. Plutôt que de se lamenter avec les pleureuses de la “Mediapocalypse”, rions un peu avec Hunter et cette petite vidéo compilant les meilleures scènes du film adapté de “Las vegas Parano” (avec Johnny Depp méconnaissable dans le rôle de Thompson).

Mais c’est vrai, un peu de sérieux, car dans la débandade de ces dinosaures de l’info, c’est tout un écosystème professionnel et démocratique qui est aujourd’hui menacé.

En route vers l’info-burger


Le processus se déroule sous nos yeux :

- Dans un premier temps,
les rédactions des journaux sont décimées par les plans sociaux. Et désincarnées par la rationalisation quasi-Tayloriste du travail à coup de nouveaux systèmes informatiques et de production “online” en batterie. Les journalistes survivants – majoritairement les plus jeunes et les moins expérimentés, les plus souples et les moins forcenés – sont alors soumis au diktat du “marketing éditorial” et de concepts venus d’outre-Atlantique dont le principal avantage est de pallier le manque de moyens humains (le “data journalisme”auquel j’ai consacré ce billet à charge en est un bon exemple). C’est ce que nous vivons depuis déjà plus d’une décennie dans le métier.

- Conséquence mécanique de cette logique 100 % comptable qui veut que les journaux deviennent “des entreprises” (et rien que cela) déclinant leur “marque” (sic), et l’information “un produit” (et rien que cela), c’est le nivellement par le bas des exigences morales et professionnelles qui menace, la perte de sens et des repères déontologiques qui guette. Nous sommes en plein dedans.

- Au stade final, on assiste au dépôt de bilan et à la fermeture des journaux, puis à la disparition progressive du pluralisme de l’information écrite au profit des mêmes dépêches dupliquées à l’infini sur Google News et des médias audiovisuels qui privilégient de plus en plus la forme sur le fond…quand ils ne sont pas au journalisme ce que le fast-food est à la restauration.
journaliste-et-hors-la-loi

C’est sûr, Hunter S. Thompson n’aurait pas du tout aimé cela. Il partirait dans de folles diatribes, cracherait par terre en soufflant la fumée de son éternel fume-cigarette par les oreilles, agonirait d’injures les responsables de ce désastre : le Kapital, les patrons de journaux, les journalistes, les lecteurs, la technologie, Internet, les internautes, la consommation, le prêt à consommer, l’inculture et la culture du vide… bref collectivement NOUS.

Mais dans le désastre qui fait aujourd’hui de la presse une Siderurgie 2.0 (j’emprunte le concept à Pierre Chappaznous sommes encore quelques uns, journalistes professionnels, a essayer des chemins de traverse, faute de pouvoir prendre le maquis. On nous accuse d’être réactionnaires, rétifs au changement, aux “réformes” (le mot a tellement été “retourné” comme un gant sur le plan sémantique). Parce que nous n’adhérons pas à la logique du flux pour le flux, du toujours plus avec moins, du journalisme “Shiva” multitâches, du rédiger toujours plus court, toujours plus vite, toujours plus mal… Parce que nous moquons les nouvelles modes et refusons l’illusion que le tout-technologique sera la Panacée de la crise des médias. Ce scientisme est parfois poussé jusqu’à l’absurde : avez-vous déjà entendu parler du “robot-journalisme” auquel j’ai consacré ce billet ?


Aux avant-postes du front numérique


Mais dans les faits, ceux qui restent attachés à la mission première du métier (la recherche d’une information originale, sa vérification, sa narration dans les règles de l’art pour le plaisir d’écrire et de lire) sont souvent aux avant-postes du front numérique. Au coeur de l’expérimentation journalistique ET technologique. Dans le partage communautaire de l’info avec les confrères ET les lecteurs. Sur les blogs, sur Twitter, ou ailleurs
Nous sommes mêmes quelques uns, quadras et quinquas élevés au lait quotidien des “A la” et des bouclages à l’ancienne, à avoir faire notre mue 2.0 voire 3.0. Bref à être débarrassés de tout sentimentalisme pour l’ancien monde de l’ imprimé. Celui de Gutenberg, des rotatives, des grèves du Livre CGT et des liasses de journaux livrés aux kiosques aux premières lueurs de l’aube. Laissons le mourir ce vieux monde puisque les lecteurs d’aujourd’hui n’en veulent plus (… mais pas trop vite quand même car il nous fait encore bouffer ;-).

Regardez autour de vous dans les métro parisien : il y a certes encore des gratuits entre les mains des voyageurs (puisque ce sont des gratuits), mais “Libé”, “Le Monde” et les autres quotidiens payants sont des espèces en voie de disparition. Les moins de 35 ans consomment désormais  l’info sur l’écran de leurs smartphones, leurs ordis et bientôt leurs tablettes. C’est irrémédiable.
Qu’il meure donc ce vieux monde du papier puisqu’ il va forcément renaître sur le Web sous d’autres formes (la nature a horreur du vide et savoir ce qui se passe dans le monde ou en bas de chez soi est l’un des grands besoins essentiels de l’humanité), en donnant naissance à de nouvelles expériences journalistiques individuelles, collectives et communautaires. [A ce propos spéciale dédicace à tous ceux qui tentent de réinventer le journalisme en le mettant à l'heure du web participatif, chez Rue89, Owni.fr Electron Libre, j'en oublie...et à ceux qui remettent au goût du jour le journalisme de récit comme les gens de la revue "XXI"].

Et puisqu’il faut savoir terminer un billet, je parlerai donc d’Hunter S. Thompson au présent : “I wanna be a gonzo journalist” ! Je l’ai exprimé d’une autre manière dans d’autres billets. Je le redis ici. L’époque n’est pas porteuse pour le journalisme de récit, d’enquête et de reportage avec du panache, du nerf et des tripes .Ce journalisme engagé qui revendique l’honnêteté subjective plutôt que de s’abriter derrière une fausse objectivité bien hypocrite est pourtant à mon sens l’un des meilleurs moyens de ramener le lecteur à s’intéresser à la presse.
Car le lecteur est sans doute moins con qu’on ne le croit : quand on lui sert autre chose que de l’info-burger et de l’eau tiède, il en redemande. Et si on le surprend, on l’interpelle, il est prêt payer pour voir, lire, apprendre, voyager et s’aventurer hors des frontières de  l’actualité pré-machée. C’est en tout cas ma conviction. L’époque est peut-être aux OS de l’info et au “temps de cerveau disponible”.

Mais il n’est pas trop tard pour changer l’époque. Cela tombe bien la révolution numérique va nous y aider.
Jean-Christophe Féraud
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http://owni.fr/2010/03/21/i-wanna-be-a-gonzo-journalist/feed/ 7
“Twitter est une drogue dure pour les journalistes” http://owni.fr/2010/03/16/twitter-est-une-drogue-dure-pour-les-journalistes/ http://owni.fr/2010/03/16/twitter-est-une-drogue-dure-pour-les-journalistes/#comments Tue, 16 Mar 2010 10:33:36 +0000 JCFeraud http://owni.fr/?p=10138 Un rail de tweet ? Photo Foxtongue sur Flickr

Un rail de tweet ? Photo Foxtongue sur Flickr

“Est-ce que bloguer c’est tromper ?” : quand Nicolas Celic, lui-même blogueur et grand utilisateur de Twitter m’a proposé une interview tournant autour de cette question à la Thierry Ardisson, j’ai accepté sans hésiter. L’occasion d’expliquer un peu mon travail de journaliste-blogueur et de faire un bilan après six mois d’expérience tout en évoquant l’impact des nouveaux médias sociaux sur mon métier.

Twitter est en train de nous transformer en véritables junkies de l’info, bloguer c’est de l’esclavage consenti… Morceaux choisis de cet échange initialement publié sur le blog SmallTalk de l’agence 3D Communication.

Quel est l’impact des “nouveaux médias” (blogs, Twitter, agrégateurs etc…) sur vos habitudes de journaliste ?

L’explosion des médias sociaux et l’avènement de l’Internet temps réel c’est avant tout une formidable accélération pour les journalistes : nous sommes soumis à une avalanche d’infos… ou d’intox qu’il faut analyser, hiérarchiser, classer, décider de traiter ou non. Avec Facebook, Twitter, les blogs tout le monde devient producteur ou relais d’informations : notre métier c’est plus que jamais faire le filtre, le médiateur pour raconter la bonne histoire, interagir avec les lecteurs qui risquent de perdre le fil et le sens de l’actualité. L’info sur le Net est terriblement redondante et en même temps, on ne sait plus ou donner de la tête.

Pour exister dans ce flux, le journaliste doit beaucoup plus qu’hier vérifier ce qu’on lui raconte, mieux angler ses papiers, soigner l’écriture, raconter l’histoire qu’on n’a pas vu ailleurs et bien sûr sortir de vraies infos. Avec le numérique qui fait de la presse une sidérurgie 2.0, l’imprimé qui devient peu à peu obsolète, le journalisme doit aussi faire sa révolution. C’est très darwinien : évoluer, intégrer les nouvelles technologies ou mourir…

Twitter : un ami, un concurrent, une perte de temps ?

Une drogue dure ! Un journaliste du “New Yorker” a écrit un papier qui a fait le tour de la blogosphère : “Twitter is like crack for media addicts”. Je confirme. J’ai toujours un œil sur Twitter sur mon PC au journal ou chez moi, sur mon iPhone dans le métro ou au resto, du matin au soir. Mes collègues et ma famille hallucinent. Quand je pars en vacances il me faut bien deux-trois jours pour décrocher ;-) Twitter a fait passer l’info à l’ère du temps réel, c’est sans retour.

Mais avec un peu d’organisation et de recul, on peut s’en faire un formidable allié pour choisir et filtrer ses sources, s’en servir comme d’une vigie. Twitter est devenu presque plus important pour moi que les fils AFP ou Reuters car je sais qui m’alerte et quelle est sa crédibilité. On arrive assez bien à faire le tri entre l’info et la rumeur en 140 signes et il y a des articles ou des billets de blogs que je n’aurais jamais vu sans Twitter. C’est une véritable moissonneuse à liens qui a fait passer la collecte de l’info sur Internet à l’ère industrielle !
Enfin et ce n’est pas rien à l’heure où les vieux médias vacillent, Twitter est aussi un formidable accélérateur pour diffuser ses articles, faire connaître son travail, ou en chercher. Le” journaliste marque” je n’y croyais pas, ça me rebutait culturellement. Mais là encore on y vient, car les lecteurs sont demandeurs : sur Internet, ils suivent des médias mais aussi des journalistes et des blogueurs qui deviennent eux-aussi des micro-médias.

Le blog : “une révélation”

Votre blog : Un choix ? Une contrainte ? Quelle liberté dans sa ligne éditoriale ?

Une révélation. Je fais quelque chose de nouveau tous les trois ans : du quotidien, du magazine, de l’encadrement. Ça m’est tombé dessus tout d’un coup en septembre 2009 : j’avais besoin d’écrire plus freestyle, dépasser le cadre traditionnel du journal et de la rubrique high-tech/médias que je dirige. Sur mon blog, je peux essayer des tas de choses : billets d’humeur, papiers moins économiques et plus sociétaux, reportages, portraits, business stories, chroniques culturelles, débat d’idées… avec une plume forcément plus personnelle et un peu plus déliée. Je suis le metteur en scène de mon info, pour la titraille, l’illustration et surtout je n’ai pas de contrainte de place ! Contrairement à ce qu’on raconte sur Internet, il ne faut pas forcément écrire court pour être lu : il faut essayer d’écrire mieux, raconter une histoire, toucher le lecteur…

Pour ce qui est la liberté éditoriale, je ne me pose pas trop de questions tant que mon info est sérieuse, recoupée, validée. pas de rumeurs bullshit, pas de mise en cause personnelle gratuite…Comme blogueur, je ne travaille pas différemment que quand je suis journaliste aux “Échos”. Mais c’est vrai qu’en tant que citoyen-blogueur, je me permets un peu plus de donner mon avis. De toute façon, l’objectivité journalistique n’existe pas, seule compte l’honnêteté ou ce qui s’en rapproche…

Faut-il être schizophrène pour mener de front une vie de journaliste et un blog ?

Complètement schizo ! Mais j’essaie de cloisonner : à la rédac’ j’ai des responsabilités alors je pense collectif, quand je blogue je joue forcément perso. J’ai l’hémisphère droit qui pense journal et le gauche blog… sans arrière pensées ;-) Je réserve mes infos exclusives aux “Échos” qui m’emploie, et mes humeurs à Mon écran radar. Et j’écris mes billets chez moi tôt le matin avant d’aller travailler, tard le soir ou le week-end dans la mesure où ce blog ne fait pas (encore ?) partie de mes missions au journal…

Quelles sont les réactions au sein de votre rédaction depuis que vous avez lancé ce blog ?

Disons que je passe sans doute pour un drôle d’oiseau car je suis l’un des premiers journalistes à avoir lancé son blog perso aux “Échos”. Un journal, c’est un travail d’équipe mené par une collection d’égos qui se manifestent plus ou moins. Quand quelqu’un sort du rang et devient un peu son propre média, ça peut déranger certains. Mais j’ai eu bien plus d’encouragements que de reproches. Et les journalistes sentent bien aujourd’hui que c’est dans le numérique que ça se passe.

Quel est votre rapport avec vos lecteurs depuis que vous bloguez ?

J’ai enfin trouvé ce contact avec le lecteur que je recherchais depuis vingt ans : les gens réagissent, vous engueulent ou vous félicitent. Il faut répondre, argumenter. Interagir ça aide aussi à apprendre encore, à corriger ses erreurs, à améliorer un billet, à revenir sur l’info…

Ce blog dans cinq ans ? Un jouet cassé, votre activité principale, un joli souvenir ?

Mon activité principale je pense, mais sous une autre forme plus collective : je verrais bien ce blog s’ouvrir, devenir un agrégateur d’infos et de contributions. Sur Mon écran radar pourrait devenir “Sur Notre écran radar”, une sorte de réseau social journalistique que je dirigerai tel un despote éclairé ;-)

Dernière question : de quelle personnalité, vivante ou disparue, contemporaine ou non, aimeriez-vous lire le blog ?

Sans hésitation aucune : Hunter S. Thompson, l’inventeur du “gonzo journalisme”, pour sa plume hallucinée, sauvage et totalement libre. Il utilisait certaines substances pour libérer son écriture mais c’était surtout un rebelle et un poète à la fois dans sa manière de travailler. il se définissait lui-même comme journaliste et hors-la-loi ! Cela a plus de gueule que “forçats de l’info” ou ou “OS du Web” non ? Thompson est surtout connu pour l’adaptation cinématographique de “Fear and Loathing in Las Vegas” (Las Vegas Parano) mais il a écrit des textes formidables plus proches du roman journalistique que du journalisme à la chaîne que l’on connaît aujourd’hui. Il est mort en 2005 mais je rêverai de savoir ce qu’il penserait de notre époque et de son actualité.

> Billet initialement publié sur Mon écran radar

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