OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Au camping de la bidouille http://owni.fr/2012/08/24/au-camping-diy-bidouille-hackers-utopie-decroissance-obsolescence-fab-lab/ http://owni.fr/2012/08/24/au-camping-diy-bidouille-hackers-utopie-decroissance-obsolescence-fab-lab/#comments Fri, 24 Aug 2012 10:39:26 +0000 Ophelia Noor http://owni.fr/?p=118382 A Pado Loup, vue sur le potager et le garage.

L’arrivée se fait par un chemin arpenté et caillouteux, sous un soleil de plomb du 15 août, entouré de montagnes, de pins, de mélèzes et prairies en manque d’eau. Dans un virage, une petite pancarte de bois annonce en rouge : “A Pado Loup”. Le potager accueille le visiteur, puis le garage, et la bâtisse principale. Tout est en bois. Construit avec des matériaux locaux en mode DIY.

L’hôte du festival, Bilou, la cinquantaine est entouré d’une ribambelle d’enfants, cousins, frères, soeurs et amis venus participer et prêter main forte sur l’organisation du festival. Toilettes sèches, douches solaires, récolte d’eau de pluie, compost, utilisation de panneaux solaires et recyclage des déchets feront partie du quotidien des citadins venus se déconnecter.

Deux ans après les rencontres numériques Estives | Digital Peak, à Péone, hébérgées par Jean-Noël Montagné, fondateur d’Art Sensitif, les équipes du TMP/LAB, TETALAB, USINETTE et des volontaires relancent l’aventure : déplacer les énergies créatives du hackerspace en milieu rural et isolé. Le festival A Pado Loup se tenait du 12 au 22 août à quelques lieues du précédent, près de Beuil dans les Alpes Maritimes, au coeur du parc naturel du Mercantour. Une deuxième édition plus détendue que la précédente, sans la dimension internationale ni l’habituel enchaînement de conférences techniques propres aux rassemblements de hackers, mais avec les mêmes contraintes et objectifs.

Bidouille dans l'herbe sèche et serre transformée en hacklab - (cc) Ophelia Noor

Loin d’être une expérimentation utopique, les communautés numériques de hackers et autres bidouilleurs sont bien conscientes des enjeux liés aux crises globales : écologique, sociale, politique et énergétique. Le rapprochement avec d’autres milieux alternatifs tournés vers ces mêmes problématiques fait son chemin. En juillet dernier se tenait la deuxième édition du festival Electronic Pastorale en région Centre. Deux ans plus tôt à Péone, Philippe Langlois, fondateur du hackerspace TMP/LAB, posait déjà la question du devenir des hacklabs face à la révolution verte et développait à nouveau cette idée en juin dernier dans une conférence sur les hackerlands donnée au Toulouse Hacker Space Factory (THSF).

L’innovation dans la contrainte

Les bidouilleurs se retrouvent sous une petite serre aménagée en hacklab pour la durée du festival. Équipée de deux panneaux solaires reliés à une batterie de voiture pour faire fonctionner l’électronique, son équilibre est précaire. Mickaël et Alex du Tetalab, le hackerspace toulousain, ont pris en charge la gestion de l’alimentation électrique et de la connexion WiFi. Le petit hacklab doit rester autonome comme la maison principale.

Le WiFi libre dans les actes

Le WiFi libre dans les actes

Et si l'accès à l'internet, en mode sans fil, était un "bien commun" librement partagé par tous ? C'est ce que proposent ...

Le challenge ? Ne pas dépasser les 70 watts et garder de l’électricité pour la soirée. EDF ne vient pas jusqu’à Pado Loup, encore moins les fournisseurs d’accès à Internet. Le lieu est en “zone blanche”, ces régions difficiles d’accès et non desservies par les opérateurs nationaux par manque de rentabilité.

Pour assurer une connexion au réseau, une antenne WiFi sur le toit de la maison est reliée à celle d’un voisin quelques kilomètres plus loin. Le relai est ensuite assuré localement par le TETALAB de la maison à la serre des geeks.

Mickael vérifie toutes les heures les installations, tourne les panneaux solaires, et répare les pièces qui ne manquent pas de claquer fréquemment depuis quelques jours. Pendant ce temps, les fers à souder s’échauffent et on bidouille des postes radio FM, pour écouter l’émission quotidienne de 18 heures, point d’orgue de chaque journée. Chacun peut participer, annoncer ou proposer des activités pour la soirée et le lendemain, raconter ses expérimentations en cours. En lieu et place des conférences programmées des Estives, les discussions sont lancés sur la radio du campement.

Fabrication d'une éolienne avec Bilou, le maître des lieux et hôte du festival hack & DIY. - (cc) Ophelia Noor

Chaque jour, une partie du campement passe son temps à trouver des solutions pour améliorer des systèmes déjà en place, produire plus d’énergie avec la construction d’une éolienne, ou en dépenser moins en prenant en compte les atouts du terrain, avec par exemple la construction d’un four solaire. Les contraintes stimulent la créativité et l’expérimentation pour répondre aux besoins de l’homo numericus. Des ateliers sont proposés dans plusieurs domaines, électronique, écologie expérimentale, radio, live coding ou photographie argentique.

Les bactéries, libres et têtues

Sous un arbre avec balançoire, tout au fond de la prairie de Pado Loup, est installée la FFF, la Free Fermentology Foundation, clin d’oeil appuyé à la Free Software Foundation de Richard Stallman. Le hobby de deux chercheurs, Emmanuel Ferrand, maître de conférence en Mathématiques à Paris VII, et Adrienne Ressayre, chargée de recherche en biologie évolutive à l’INRA.

Sur des petits étals de bois, des bocaux où fermentent du kombucha, un thé chinois pétillant réputé pour ses bactéries digestives, des graines de kefir dans du lait ou dans de l’eau mélangée à du sucre et des figues sèches. Et enfin, une potée de riz en fermentation qui servira à fabriquer le makgeolli, un alcool de riz coréen proche de la bière.

(1) Atelier fermentation avec Emmanuel Ferrand et Adrienne Ressayre. (2) Fermentation du riz pour la préparation du magkeolli, (3) morceau de kombucha, (4) dans les pots, kéfir de fruit, de lait, kombucha. Aout 2012 au festival A Pado Loup, Alpes-Maritimes - (cc) Ophelia Noor

Les enjeux, selon Emmanuel Ferrand, sont similaires à ceux du logiciel libre sur la privatisation du vivant :

Les techniques de fermentation ont évolué au cours du temps, elles sont aujourd’hui accaparées par des entreprises qui veulent breveter ces produits déjà existants. La société moderne tend à normaliser les nourritures, et pour des raisons de santé publique en partie justifiées on impose des règles strictes de fabrication, on normalise les pratiques. Avec la FFF nous essayons de faire l’inventaire de ces techniques de fermentations et de préserver celles qui sont plus ou moins borderline ou en voie de disparition – parce que confrontées à des produits commerciaux normés – et de les reproduire.

Tous les matins à 11h, une petite foule se rassemble sous l’arbre à l’écoute des deux chercheurs. On prend le pouls des bactéries, le fromage de kefir, la bière de riz… Après l’atelier fermentation, la conversation dérive chaque fois sur des sujets connexes avec une confrontation stimulante entre Emmanuel le mathématicien, et Adrienne la biologiste : le génome, la pensée réductionniste, les OGM, les mathématiques, la physique, le cancer, les bactéries, le brevetage du vivant.

Des connaissances et des savoirs-faire précieux et ancestraux qui font partie de nos biens communs : “En plus de l’inventaire, nous reproduisons ces techniques ancestrales. Nous partageons nos expérimentations avec d’autres personnes sur le réseaux ou en atelier, comme aujourd’hui à Pado Loup, avec le magkeolli, le kéfir et le kombucha.”

L’écodesign militant

Chacun participe au bon fonctionnement du camp et les tâches ne manquent pas entre la préparation d’un des trois repas, couper du bois pour le feu, ou aller chercher de l’eau potable à la fontaine, deux kilomètres plus bas. Les déchets sont systématiquement recyclés et les restes des repas végétariens sont jetés dans une poubelle spéciale dédiée au compost. Toujours dans le même souci d’utiliser au maximum les ressources naturelles du lieu, Christophe André, ingénieur et designer, proposait deux ateliers d’ecodesign : la construction d’un four solaire et d’une petite maison, sur le principe de l’architecture bioclimatique.

Le jour où on lui a demandé de fabriquer un objet à duré de vie limité, Christophe André a abandonné sa carrière d’ingénieur. Confronté à la tyrannie de l’obsolescence programmée dans les modes de production industriels, il se lance dans des études de design et apprend pendant plusieurs années à fabriquer lui même tous ses objets du quotidien au lieu de les acheter. Il fonde l’association Entropie en 2008. L’idée, proposer un design d’objet sous licence libre à des entreprises, des particuliers ou des collectivités et de rédiger des notices, également sous licence libre, pour diffuser ces savoirs et surtout les fabriquer.

Le four solaire réalisé lors de l'atelier d'ecodesign avec Christophe André, fondateur de l'association Entropie - (cc) Ophelia Noor

La construction du four solaire a nécessité quatre heures de bricolage à une dizaine de participants. Le four suit le mouvement du soleil, tel un tournesol, grâce à une cellule photovoltaïque coupée en deux par une planche. Sur le principe du cadran solaire, lorsque qu’une partie s’assombrit, un petit moteur, sous une plaque tournante fait tourner le four dans la même direction que le soleil. Un gâteau aux pommes a mis plus de quatre heures à cuire.

Après le repas, lorsque la nuit sans lune recouvre A Pado Loup, un grand feu est allumé. La dizaine d’enfants et les adultes s’y retrouvent pour des jeux, des concerts improvisés. D’autres lancent une projection sonore avec de la musique expérimentale pendant que l’équipe du Graffiti Research Lab part à l’assaut des prairies du Mercantour pour des session de lightpainting.

La vie la nuit : dans la yourte, le développement photo argentique, les expériences de musique expérimentale, convivialité autour du feu, et atelier lightpainting avec le Graffiti Research Lab. - (cc) Ophelia Noor

De cette seconde expérience, Ursula Gastfall, membre du TMP/LAB, préfère ne pas y penser en termes de pérennisation : “Entre les Estives et APadoLoup, deux ans sont passés. Étant accueillis par des particuliers, nous préférons ne pas faire de plan et pourquoi pas, profiter d’un lieu encore différent la prochaine fois.” L’esprit du hacking, libre et nomade continue de se disséminer dans la nature.


Portfolio complet à découvrir ici : “Festival Hack & DIY A Pado Loup”
Photographies et sons par Ophelia Noor pour Owni /-)

**Si les players SoundCloud ont sauté, laissez un commentaire ou écoutez-les ici : http://soundcloud.com/ownison

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Detroit redémarre en mode DIY http://owni.fr/2012/07/26/detroit-redemarre-en-mode-diy/ http://owni.fr/2012/07/26/detroit-redemarre-en-mode-diy/#comments Thu, 26 Jul 2012 10:46:58 +0000 Ophelia Noor http://owni.fr/?p=116694

Detroit n’est pas la ville des rêves, c’est la ville des réalités. – Grace Lee Boggs, 96 ans, activiste et habitante de Detroit

Imagination Station (à droite) fait face à la Michigan Central Station (à gauche), géante gare abandonnée, symbole du déclin de Détroit. Imagination Station est également une maison abandonnée, et donnera lieu à un projet de logement d'ici quelques années. Pour l'heure, les "doers" du quartier l'ont bariolé de fresques. ©Nora Mandray/detroitjetaime.com

Déclarée plusieurs fois en faillite depuis 2011, Detroit est une ville à l’abandon, vidée de sa population, de la plupart de ses commerces et entreprises. Après la période glorieuse du fordisme et de la production automobile, puis les ravages de la désindustrialisation dès les années soixante, les habitants dépendent aujourd’hui de leur propre ingéniosité pour subvenir à leurs besoins. Un renouveau qui préfigure peut-être la société de demain : une économie locale post-industrielle basée sur la bidouille et le partage.

Dans leur webdocumentaire Detroit Je T’aime, les journalistes françaises Nora Mandray et Hélène Bienvenu, s’intéressent aux bouleversements du monde post-industriel et post-communiste.  Elles nous montrent comment les citoyens reprennent en main leur mode de vie,  leur manière de consommer et de renouer des liens sociaux dans un espace post-productiviste.

Comment est construit votre webdocumentaire ?

Nora Mandray : Detroit je t’aime a pour base trois courts-métrages documentaires à la narration linéaire, d’environ 20 minutes chacun : trois histoires de débrouille imbriquées les unes dans les autres entre un groupe de filles mécano, un fermier urbain et un hacker. Au cours de chacun de ces films, une “boîte à outils DIY” [ndlr : Do It Yourself : Fais-le toi-même] apparaîtra pour suggérer aux spectateurs de démarrer leurs propres initiatives. Les internautes pourront, au fil des histoires, partager sur les réseaux sociaux des citations tirées du film ou bien des projets à faire eux-mêmes avec leurs amis.

Hélène Bienvenu : Nous ne voulons pas tomber dans le travers du catalogue d’histoires, ce vers quoi le webdocumentaire a tendance à tirer parfois, d’où l’idée de se concentrer sur trois personnages forts et le recours au mode linéaire. On pense que notre blog, développé en parallèle à Detroit je t’aime, continuera d’exister à travers nos spectateurs. L’ objectif c’est d’engager un dialogue entre les communautés.

Nora Mandray : Une fois le webdocumentaire terminé, nous aimerions aussi développer une application pour mobiles, où il serait possible de retrouver les projets DIY présentés dans le documentaire. Et puis, à plus long-terme, Detroit change si vite qu’on pense déjà y retourner dans cinq ou dix ans pour retrouver les Detroiters et voir ce qu’ils seront devenus.

En quoi les trois personnages choisis pour raconter l’histoire de Detroit sont-ils représentatifs du changement de cette ville, et par extension de nos sociétés, vers une nouvelle économie basée sur le partage et le DIY (Do it Yourself) ?

Nora Mandray : Nos trois personnages représentent des besoins inhérents à toute société : se nourrir, se déplacer, apprendre et communiquer. En plus d’apporter une réponse matérielle, nos protagonistes ré-imaginent le Detroit post-industriel pour poser des bases plus saines : respect de l’environnement, justice alimentaire, open-source, réflexion sur la question de la race, le vivre-ensemble. Jeremy, le fermier urbain (urban farmer) plante avant tout pour sa communauté, son “potager” n’est pas grillagé. De même que le Mount Elliott makerspace de Jeff Sturges ou l’atelier vélo Fender Bender de Sarah Sidelko, ouverts à tous.

Hélène Bienvenu : La société du partage revêt de multiples facettes, et toutes ne sont pas nécessairement représentées à Detroit, par exemple le co-voiturage existe encore très peu. Mais Detroit est une ville où l’on débat. Un mot revient sans cesse : “justice”.

Nora Mandray : Social justice, food justice, environmental, racial… Le mot se décline à l’infini et nous semble représentatif du tournant que vit la ville. C’est un signal fort que Detroit en revienne à l’artisanat et à un système de production local. Le travail à la chaîne est né ici et s’est répandu dans le monde entier. En période d’austérité, on en revient à des valeurs partagées par tous, à des éléments concrets autour desquels la communauté se rassemble et se reconstruit.

Sarah a mené le premier atelier mécano de Fender Bender. Kezia et Doc ont appris à réparer un vélo en six leçons. ©Nora Mandray/detroitjetaime.com

Les personnes que vous avez rencontrées continuent-elles, malgré tout, à consommer dans les grands circuits de distribution traditionnels ? Pouvons-nous observer comme en Espagne ou en Grèce la création de monnaies locales ou une réflexion sur une sortie du système monétaire actuel ?

Hélène Bienvenu : Parce que le taux de chômage est très élevé [plus de 50%, NDLR] et que Detroit est une ville pauvre, les boutiques de la Salvation Army (Armée du salut)  et les “1$ stores” pullulent. Les Detroiters pratiquent naturellement l’échange de services. Récemment de nouvelles Time Banks [équivalent du SEL, Système d'Échange Local, NDLR] ont commencé à organiser cette économie alternative, bien que formellement il n’existe pas de véritable “monnaie alternative” à notre connaissance.

Nora Mandray : La sortie du système monétaire actuel est une idée qui traverse le discours des activistes locaux, notamment ceux qui ont organisé le US Social forum à Detroit en 2010. Parmi les “anciens” Detroiters comme les nouveaux arrivants, il y a un désir de changement. Le credo des activistes du coin est d’ailleurs “be the change you want to see in the world”. Cela implique par exemple de se déplacer à vélo dans une culture centrée sur l’automobile.

Hélène Bienvenu : Detroit est en train de vivre un débat de grande intensité autour de l’ouverture d’un Whole Foods [ supermarché bio, NDLR] en centre-ville. Ceux qui ont fait le choix d’une vie alternative, voient en Whole Foods, un des symptômes de la gentrification et l’exploitation habile de toute l’énergie que les Detroiters ont mis à bâtir un système alternatif de production locale. Whole Foods a promis de favoriser l’économie locale mais jusqu’à quel point ?

Brightmoor a une mauvaise réputation, quartier ouvrier miné par le chômage, la drogue et le crime dans les années 80 et 90, il connaît aujourd'hui une renaissance grâce aux initiatives d'agriculture urbaine comme celle de Jeremy Kenward qui cultive salades et légumes dans son grand potager. Son point fort, c'est la permaculture : une manière de cultiver durable. ©Nora Mandray/detroitjetaime.com

Comment sont perçus ces nouveaux champs d’actions par “les autres” : les habitants qui ne participent pas, les habitants qui sont de l’autre côté du 8 mile, l’autoroute qui partage la ville en deux ?

Hélène Bienvenu : Les frontières entre Detroit et ses banlieues, voire au sein de ses différents quartiers, restent très marquées. Pour schématiser, il y a trois types de réactions sur Detroit au-delà de 8 mile : les nostalgiques de l’âge d’or, avec ses théâtres fantastiques aujourd’hui en ruines ou ses grands magasins de Downtown abandonnés ou détruits ; ceux qui voient de manière positive le renouveau de la ville, plutôt du côté des jeunes et moins jeunes qui sont revenus s’installer ; enfin ceux qui ont une opinion négative ont quitté la ville depuis longtemps et n’y remettent jamais plus les pieds.

Nora Mandray : Ces derniers sont évidemment les premiers à critiquer Detroit, qu’ils voient comme un dangereux ghetto, qui ne s’en sortira jamais. L’agriculture urbaine est vue comme un palliatif qui ne peut pas mener très loin, dans un environnement ultra-pollué. Bien sûr, certains des points que ces détracteurs soulèvent sont légitimes – mais il n’y a pas de dialogue entre ces “camps”.

Au Mt. Elliott Makerspace, les enfants apprennent à fabriquer leurs propres circuits électroniques. ©Nora Mandray/detroitjetaime.com

Dans cette ville immense et à l’abandon, on a du mal a imaginer depuis la France, l’absence des pouvoirs et des services publics. Les habitants sont-ils à ce point livrés à eux-mêmes ? Quel est l’état des lieux de Detroit ?

Nora Mandray : D’abord, nous sommes aux Etats-Unis où la notion de service public n’a rien à voir avec la nôtre. Et pour ne rien arranger, Detroit a été minée par la corruption politique des années 60 aux années 90. Quand l’industrie automobile a commencé à délocaliser, les pires choix ont été fait par le gouvernement local. Résultat, Detroit est restée pendant longtemps une ville à l’abandon. Elle l’est toujours, dans la majeure partie de la ville. Des quartiers entiers sont plongés dans l’obscurité la nuit, parce que la marie n’a pas les moyens d’entretenir les lampadaires et personne ne vient les réparer !

Hélène Bienvenu : La police et les pompiers tournent à effectif réduit. Les transports publics sont un autre bon exemple. Dans les années 50, il existait encore un système de trolleybus mais il a fini par être démantelé, sous l’effet  des lobbies des trois grands constructeurs automobiles General Motors, Chrysler et Ford, dit-on. Aujourd’hui, seul le bus fonctionne mais de manière très aléatoire.

Detroit compte aujourd'hui 700 000 habitants contre 2 millions d'habitants en 1950. Cette carte comparative (superficie et population) est basée sur les travaux de Dan Pitera, professeur d'architecture et design à l'université de Detroit Mercy.

Nora Mandray : Une compagnie de bus privée est en train de se met en place à Detroit, initiée par un jeune des “suburbs” [ banlieues, NDLR] et destinée aux nouveaux arrivants. Le hic, c’est que pour le moment, cette compagnie ne dessert que les coins sympas que fréquente son public (jeune et majoritairement blanc). Les tarifs ne sont pas abordables pour un public qui dépend du bus pour circuler à l’intérieur de la ville. Cela pose clairement des problèmes de ségrégation déguisée au 21ème siècle.

Hélène Bienvenu : Depuis le déclin de Detroit, les résidents ne cessent de développer des solutions. La ville de Detroit n’organise pas de recyclage ? Qu’à cela ne tienne, un type a eu l’idée d’ouvrir un centre de tri ultra pointu, qui en plus d’être un des lieux les plus “cosmopolites” de Detroit, est devenu un lieu de prédilection pour les fans de street art.

Pensez-vous que Detroit puisse servir de modèle ailleurs ? Je pense par exemple à la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay-sous-bois en France et à l’opposé, aux projets de villes en transition ou encore à l’implantation de fab labs ?

Hélène Bienvenu : Detroit ne fait pas partie du mouvement officiel des transition towns mais nos personnages s’inscrivent très clairement dans cette mouvance là. Pour ce qui est d’Aulnay-sous-bois, on ne peut s’empêcher de penser à Detroit qui a vécu tout ça bien avant et de manière plus brutale. Mais c’est un signe que les temps changent. Agir de manière préventive, s’aménager de nouvelles portes de sortie, et revenir à ce qui est essentiel au fonctionnement d’une communauté.

Nora Mandray : Paradoxalement, Detroit vit un véritable tournant car pour la première fois depuis des décennies, la ville est de nouveau attractive. Il y a un glissement du discours : de la ville ghetto au nouveau Berlin. Les jeunes commencent à affluer dans le sens inverse à ceux de leur parents ou grands-parents qui avaient fuit Detroit pour les banlieues. Les personnes dont nous parlons dans notre documentaire se méfient de la gentrification qui pointe aujourd’hui le bout de son nez dans ces quartiers en plein essor. Cela dit, si on voit des cafés cossus ouvrir, la plupart ont recours au compost et utilisent des produits issus des fermes de la ville, signe que nous avons déjà franchi un cap.


Vous pouvez participez à la deuxième partie du tournage qui aura lieu à la fin de l’été en soutenant Detroit Je t’aime sur la plateforme d’appels à dons Kickstarter.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Pour voir le portfolio c’est ici. Photographies par Nora Mandray ©/Detroitjetaime

Detroit je t’aime, un webdocumentaire d’Hélène Bienvenu et Nora Mandray à soutenir sur Kickstarter.

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La résilience des économies face aux catastrophes naturelles http://owni.fr/2011/03/23/japon-resilience-economique-catastrophes/ http://owni.fr/2011/03/23/japon-resilience-economique-catastrophes/#comments Wed, 23 Mar 2011 07:29:59 +0000 Cyril Hedoin http://owni.fr/?p=52810 L’économiste français du XIXe siècle Frédéric Bastiat est essentiellement connu pour sa plume et sa capacité à exposer au grand jour les erreurs de raisonnement économique qui étaient communes à son époque… et qui le sont toujours aujourd’hui. Ce qui est connu sous le nom du sophisme de la vitre cassée est une des analyses les plus célèbres de Bastiat.

L’économiste français y réfute l’idée que la destruction de biens dans une économie est automatiquement bénéfique pour cette économie, puisque générant de l’activité pour remplacer les biens détruits. L’argument repose simplement sur l’idée de coût d’opportunité : une vitre cassée doit être remplacée, ce qui génère effectivement de l’activité et un revenu pour l’agent qui remplace la vitre. Mais les ressources dépensées pour remplacer la vitre (le coût de production pour le producteur ainsi que le prix payé par le demandeur) auraient pu être utilisées à d’autres fins plus bénéfiques pour l’économie.

L’occurrence de catastrophes naturelles comme le tremblement de terre au Japon est évidemment propice à des arguments reposant sur le sophisme de la vitre brisée. Après tout, l’économie japonaise qui est en crise depuis plus de 20 ans ne va-t-elle pas pouvoir se relancer par le biais de grands travaux de reconstruction ? J’avoue ne pas avoir entendu ces derniers jours cet argument fallacieux autant que je ne l’aurais pensé, si ce n’est chez Jean-Marc Sylvestre (mais est-ce vraiment surprenant ?). Cet article de James Surowiecki [en] montre cependant que l’impact des catastrophes naturelles sur l’économie est intéressant pour d’autres raisons que le sophisme de la vitre brisée. Surowiecki développe deux point différents mais complémentaires.

Premier point, même s’il est évident que l’économie japonaise va souffrir des répercussions du tremblement de terre, il est peu probable que l’activité économique soit affectée sur le long terme. Cela met en avant un aspect fondamental des économies de marché qui fonctionnent bien : leur résilience, c’est-à-dire leur capacité à s’adapter et à se réorganiser face à des chocs exogènes.

Les économies de marché sont ce que l’on appelle des « systèmes complexes adaptatifs » : précisément parce que le calcul d’ajustement n’est à la charge de personne en particulier mais de tout le monde en général, les économies de marché reposent sur des mécanismes d’adaptation décentralisés où chaque « module » (agent) se coordonne avec les autres par le biais de signaux synthétiques tels que le prix. Cette résilience est directement la conséquence d’une propriété de l’institution du marché soulignée par Hayek dès 1945 dans ce qui restera l’un des articles les plus importants de l’histoire de la discipline : le marché coordonne les actions en incitant tous les agents à révéler leur information privée concernant leurs préférences, leurs coûts de production, leurs anticipations etc. Ce faisant, le « marché » peut faire usage d’une information qui ne serait jamais à la disposition du planificateur.

Les pays en développement extrêmement vulnérables aux chocs exogènes

Tout ceci est très idéalisé mais n’est pas que théorique. Bien entendu, pour bien fonctionner, une économie de marché a besoin d’autres choses que de la seule institution du marché. Mais l’analyse des taux de croissance sur longue période des différents pays dans le monde fait ressortir un fait stylisé intéressant : ce qui caractérise les pays développés, ce n’est pas des taux de croissance particulièrement élevés. Même les pays très pauvres connaissent des taux de croissance très élevés (5 à 10%) certaines années.

La différence fondamentale est que les pays en développement sont extrêmement vulnérables aux chocs exogènes, ce qui se traduit par le fait que les années de croissance positive sont en moyenne neutralisées par des années de croissance négative. Dans leur ouvrage Violence and Social Order, North, Wallis et Weingast ont compilé quelques statistiques à ce sujet et les résultats sont éloquents. Entre 1950 et 2004, les pays avec un revenu moyen par habitant supérieur à 20.000$ (et sans pétrole) ont eu un taux de croissance positif dans 84% des cas. Ce taux baisse avec le revenu par habitant, pour tomber à 53% pour les pays les plus pauvres.

Bref, tous les pays ne sont pas égaux devant les catastrophes naturelles : là où Haïti va probablement mettre plus d’une décennie pour récupérer sur un plan économique du séisme de l’an passé, il est fort possible que le Japon, grâce à son économie de marché et à ses autres institutions, se rétablisse très rapidement.

Sortir du sentier pour accomplir un bond technologique et institutionnel

Le second point souligné par l’article de Surowiecki est plus surprenant mais est finalement tout à fait conforme à la représentation de l’économie comme un système complexe avec équilibres multiples : un choc exogène, par les destructions qu’il occasionne, peut permettre à une économie de sortir du sentier technologique et institutionnel dans lequel elle était enfermée et qui pouvait tout à fait être sous-optimal.

L’idée est simple et, d’après l’article de Surowiecki, semble être corroborée empiriquement : la dépendance au sentier [en] résulte du fait que les coûts consécutifs à un changement technologique ou institutionnel sont trop élevés par rapport aux bénéfices qu’ils apportent. La dépendance au sentier est souvent le résultat d’un problème de coordination : tout le monde serait mieux si on utilisait la technologie X, mais tant que les utilisateurs de la technologie Y dépassent une certaine masse critique, personne n’a intérêt à changer de technologie.

Cela est caractéristique de tout système complexe avec deux attracteurs stables ou plus : pour converger vers le second attracteur il faut sortir du bassin d’attraction du premier, ce qui souvent va requérir une action collective sous forme de coordination planifiée, et donc difficile à mettre en œuvre. Un choc exog

ène peut faciliter la transition : le capital détruit par la catastrophe naturelle doit de toute façon être remplacé, générant ainsi des coûts inévitables. Cela rend de fait le changement technologique (ou institutionnel) plus intéressant : si le coût individuel pour passer de la technologie Y à la technologie X était de c avec un bénéfice b et que c > b, alors le changement n’était pas intéressant.

Mais, si en raison de la catastrophe, le remplacement du capital correspondant à la technologie Y est c’, alors on voit que le changement de technologie devient intéressant dès lors que c – c’ < b (c’est à dire que le bénéfice lié au changement de technologie excède le coût de changement technologique moins le coût de remplacement du capital qui doit de toute façon être remplacé). Cela est encore plus vrai si la rentabilité d’une technologie dépend du nombre d’utilisateurs (parce qu’il y a des rendements croissants par exemple).

En conclusion, même s’il est faux de dire qu’une catastrophe naturelle « relance » une économie, toutes les économies ne sont pas aussi vulnérables face à des chocs exogènes et, dans certains cas, une catastrophe peut permettre le basculement d’un équilibre sous-optimal à un équilibre pareto-supérieur. Ce dernier point reste toutefois à mon avis à relativiser et est de toute façon difficilement maitrisable par les pouvoirs publics (je dis juste ça au cas où certains verraient dans les catastrophes naturelles un nouveau moyen de faire de la politique économique structurelle…).

Article initialement publié sur le blog Rationalité limitée

>> Illustrations flickr CC Douglas Sprott ; dugspr ; US Marines

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Pour en finir avec la discipline japonaise http://owni.fr/2011/03/16/pour-en-finir-avec-la-discipline-japonaise/ http://owni.fr/2011/03/16/pour-en-finir-avec-la-discipline-japonaise/#comments Wed, 16 Mar 2011 17:31:35 +0000 Olivier Tesquet http://owni.fr/?p=51784 Le 25 novembre 1970, Yukio Mishima, monument de la littérature japonaise, auteur de la Mer de la fertilité, se donne la mort par seppuku sous les yeux médusés de quelques dizaines de militaires. Après une tentative ratée de coup d’Etat qui tenait plus du testament esthétique que du calcul politique, l’écrivain nationaliste fait couler son propre sang au siège des forces d’autodéfense. Avant d’être décapité par un kaishakunin de fortune (comme le veut le rituel), il clame une dernière fois son amour pour l’empereur, sanglé dans son uniforme.

Nombreux sont ceux qui pensent que le suicide de Mishima est hautement symbolique de la psyché nipponne: il serait la rémanence des pratiques de certains soldats – parfois même des civils – préférant la mort à la capitulation pendant la Deuxième guerre mondiale, durant la bataille de Saipan par exemple. Au fil des décennies, cette image sacrificielle a perduré. Avec la catastrophe qui frappe l’archipel depuis quelques jours, elle se dilue dans une commisération déplacée. “Les kamikazes du nucléaire sacrifient leur vie”, titrait mardi 15 mars Le Figaro en évoquant les liquidateurs de la centrale de Fukushima. Comme si les cinquante techniciens qui essaient tant bien que mal de rétablir la situation allaient précipiter des hélicoptères chargés d’eau sur les parois de l’enceinte de confinement. Ridicule. Et faux.

Culture du risque

À lire ces analogies, il existerait un déterminisme japonais, une conscience collective de la discipline, du calme et de la rigueur, qui se manifesterait autant dans le quotidien des keiretsu que dans la fureur d’un événement cataclysmique. Pire, cet élément structurant caractériserait autant l’île que Sony, Toyota ou Yellow Magic Orchestra (les Kraftwerk locaux). Dans les heures qui ont suivi le séisme d’une magnitude de 8,9, l’un des plus importants du siècle, les médias ont presque unanimement loué l’organisation nipponne, l’absence de panique, de pillages, de mouvements de foules. Idem après le tsunami. Et quand survient un incident nucléaire de niveau 6, probablement le plus grave depuis Tchernobyl, ils chantent encore les louanges d’un peuple serein face à l’apocalypse, comme si 127 millions d’habitants allaient attendre stoïquement la fin du monde, les mains jointes et le port altier.

Mais ce n’est pas un quelconque esprit de corps qui est inscrit au patrimoine génétique des Japonais, c’est la culture du risque qui est inhérente à la géographie du pays. Ou alors, est-ce une culture de la catastrophe, distinguo intéressant fait par Slate.fr ?

La culture de la catastrophe, ou culture du danger, a un côté fataliste au sens où elle suppose que les catastrophes se produiront de toute façon et qu’il faut les accepter, alors que la culture du risque est à l’opposé même de l’acceptation.

Qu’ils habitent Tokyo, Sapporo ou Okinawa, tous les Japonais sont préparés aux caprices de la nature, comme en témoignent les séries d’exercices antisismiques menés chaque année. Sensibilisés dès le plus jeune âge, les habitants ont moins développé un sentiment de résignation qu’une capacité de résilience. Dans Le Monde du 16 mars, Hayao Miyazaki, le célèbre réalisateur du studio Ghibli, explique très simplement ce phénomène, et dégonfle la charge quasi-mythologique des analyses :

Il y a beaucoup de typhons, de tremblements de terre au Japon. Il ne sert à rien de faire passer ces désastres naturels pour des événements maléfiques. Ils font partie des données du monde dans lequel nous vivons. Je suis toujours ému quand je viens à Venise, de voir que, dans cette cité qui s’enfonce dans la mer, les gens continuent de vivre comme si de rien n’était. C’est une des données de leur vie. De même, au Japon, les gens ont une perception différente des désastres naturels.

Exaltation du patriotisme

Quand Philippe Pelletier, géographe à l’université de Lyon-II et spécialiste du Japon, estime que le pays “donne une leçon de sang-froid”, l’article ne peut s’empêcher d’étoffer son verbatim d’une lecture légèrement biaisée, dont la formulation exalte une sorte de patriotisme qui oblitère l’individu. “Face à l’épreuve, les Nippons respectent à la lettre les consignes, et se soumettent au destin avec un civisme et une entraide qui forcent l’admiration”, peut-on lire. Bien sûr, une telle appréciation témoigne d’une empathie certaine à l’égard des Japonais, mais elle tend à faire croire que ceux-ci s’en remettent à l’intérêt supérieur de la nation plutôt que de s’abandonner à la peur.

C’est probablement une erreur. A l’instar de cet expatrié français qui exprime sa colère contre des autorités dont la communication se fait chaque jour plus erratique, un nombre croissant d’habitants de l’archipel s’inquiètent de l’évolution de la situation. Hier soir, un de mes amis tokyoïtes exprimait une opinion que peu de commentateurs semblent avoir prévu dans leurs calculs prédictifs : “J’ai envie de quitter le pays”.

Quelques minutes avant l’effondrement de la vague et le déferlement du tsunami, les municipalités côtières ont déclenché l’évacuation des habitants. Sur place, plusieurs envoyés spéciaux ont recueilli les témoignages d’un homme, d’une femme, d’un fils ou d’une petite fille ayant dû se résoudre à laisser les moins valides derrière eux. Sur les diaporamas proposés par le Big Picture du Boston Globe, l’immense majorité des cadavres laissent apparaître la main ou le pied légèrement flétri d’une personne âgée. Certains témoins le reconnaissent, “les gens ne faisaient pas attention au sort des autres”. De quoi fissurer quelques préjugés. Mais qui osera les blâmer ?

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Crédits photo: Flickr CC Leo-setä, Leo-setä

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