Nokia: histoire d’un fail corporate

Le 24 mai 2010

La firme finlandaise a mis au point une stratégie de marketing viral qui, même si elle a trompé The Pirate Bay, a lamentablement échoué. Retour sur une communication en décalage avec les pratiques douteuses de Nokia.

Pour faire la promo de son App Store, Ovi, Nokia a lancé un grand jeu en réalité mixée, où les utilisateurs évoluent dans le monde réel et virtuel à la fois. Les finlandais ont non seulement dépensés des millions pour un buzz qui peine à se matérialiser, ils ont également choisi de s’en prendre à une compagnie de vidéosurveillance imaginaire alors même qu’ils se sont fait condamnés par le Parlement Européen pour avoir vendu des technologies de surveillance aux Iraniens.

Décryptage d’un fail corporate dans toute sa splendeur.

1 an de préparation

En embauchant Tim Kring, le créateur de la série Heroes, Nokia a décidé de mettre les bouchées doubles. Plus d’un an s’est écoulé entre l’annonce du lancement (Avril 2009) sous le nom de code TEVA et le démarrage du jeu. Quand on voit la qualité de la vidéo de Blackwell-Briggs, on imagine que les coûts de production se chiffrent en millions d’euros. Le tout est réalisé par TheCompanyP, une boîte suédoise spécialiste des jeux de rôles New Age.

Le scénario était pourtant bien rodé. Une firme imaginaire, Blackwell-Briggs, était censée avoir envoyé un clip vidéo au parlement britannique en mars dernier demandant aux députés de voter une loi sur la vidéosurveillance qui leur aurait permis de vendre une solution de flicage de la population par GPS.

La où Nokia a été très fort, c’est qu’ils ont préparé leur buzz dans les moindres détails. La vidéo a été mise en ligne sur The Pirate Bay le 18 mai à 21h. Du 18 au 22 mai, des marionnettes (sockpuppet) très probablement animées par Nokia sont venues laisser des commentaires du genre ‘OMG, c’est typiquement le style de Blackwell-Briggs!!’. Un faux communiqué a même été envoyé à The Pirate Bay pour exiger de retirer le torrent.

Le site de la firme inventée par Nokia est vraiment chiadé. Les textes sont soignés et les pages ont été faites dans le style corporate-triste qui n’est pas sans rappeler le site de l’entreprise ayant servie de modèle, Blackwater. Ce vendeur de porte-flingues est connu principalement pour avoir buté 17 civils en plein Bagdad en 2007.

Le compte Twitter a également été travaillé. Lancé le 9 avril, les updates avaient l’air presque vraies. La soixantaine de followers, en revanche, provenait presque exclusivement d’Europe du Nord. Bizarre pour une firme américaine. Quand on voit la facilité avec laquelle on peut acheter 10.000 followers, on se dit que TheCompanyP a un peu bâclé le travail.

Le jeu commence lorsqu’une mystérieuse organisation, Conspiracy For Good (le complot du Bien), s’insurge contre Blackwell-Briggs et devient le fer de lance du buzz. L’organisation vous incite à “ne pas en être membre” et à faire le bien autour de vous.

Là encore, Nokia et TheCompanyP arrivent presque à faire illusion. Les données du Whois, qui indique les coordonnées des détenteurs des sites web, ont, elles aussi, été soignées et anonymisées, en utilisant Domain Discreet, une boîte spécialisée dans l’anonymisation de coordonnées Whois, utilisée par les sites pornos ou de jeux en lignes.

Plusieurs profils d’utilisateurs ont été créés afin d’enclencher une dynamique et d’attirer les utilisateurs réels (comme pour chaque lancement de site communautaire). Des personnalités comme Ringo Starr ou Dave Stewart participent également, affirmant qu’elles ne sont pas membres.

J’imagine qu’ils lanceront dans les jours qui viennent une application mobile permettant de jouer depuis son portable. Le post annonçant le ‘protocole Hypatia’, daté du 23 mai, semble le confirmer.

Jusqu’à présent, le buzz n’a pas vraiment fonctionné. Les vidéos de Blackwell-Briggs totalisent moins de 10.000 vues en tout. Surtout, la supercherie a été découverte très rapidement étant donné que les conditions d’utilisation de Conspiracy for Good sont celles de Nokia…

Hypocrisie

Quel besoin de dépenser des millions pour se créer un ennemi imaginaire alors que des dizaines de firmes pourraient très bien servir de cible ? Quel danger pour Nokia à dénoncer Blackwater et ses mercenaires ; Aegis, dont les gros bras s’amusent à tirer sur les voitures civiles en Irak ou encore Securitas, qui tabasse les manifestants au Pérou ?

Les exemples de méchants suffisamment petits pour pouvoir être attaqués sans risques par Nokia ne manquent pas. Tout comme les supermarchés Leclerc font la guerre à l’Insee, Nokia aurait pu utiliser son influence pour mener un combat IRL pour le plus grand plaisir de ses clients.

Le retour du boulet va faire mal à Nokia. Certains vont jusqu’à l’accuser de participer aux guerres qui ensanglantent la région des Grands Lacs depuis des décennies. Les mines de la région extraient en effet un métal, le coltan, largement utilisé pour les produits électroniques, y compris les portables. Les théoriciens du complot imaginent Nokia armant secrètement les milices rwandaises et ougandaises pour nourrir le conflit.

Aucun élément ne vient étayer cette thèse, d’autant plus que Nokia a un intérêt à ce que la paix s’installe durablement dans la région : ça ferait baisser les cours du métal. Par ailleurs, la firme finlandaise participe régulièrement à des programmes de recherches humanitaires, ayant par exemple lancé au Pakistan un programme de détection des pneumonies chez les enfants. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’en s’intéressant aux consommateurs les plus pauvres, Nokia a plus fait pour le développement que la plupart des firmes qui ne courtisent que les segments les plus huppés du marché. Utilisées partout dans le monde, les sonneries typiques du Nokia 1200 viendront vous le rappeler.

Sur les murs de Lusaka, Zambie. CC Will Survive

Les communicants de Nokia n’en restent pas moins de beaux hypocrites. Tout comme Blackwell Briggs, l’entreprise a fait beaucoup pour la vidéosurveillance. Pionnière dans l’innovation, elle a commercialisé une caméra de surveillance qui vous envoie des MMS directement sur votre portable. Vous pouvez surveiller votre maison, votre baby-sitter ou votre femme où que vous soyez !

Par ailleurs, vous trouverez sur l’Ovi Store des applications de mouchards qui auraient ravi le KGB. Live2Phone vous propose, moyennant 20 euros, de transformer votre smartphone (où celui de votre époux) en caméra, interrogeable depuis votre ordinateur.

Surtout, les Finlandais se sont illustrés en vendant, avec Siemens, une plateforme de surveillance des télécommunications au gouvernement iranien en 2008. Le monitoring center de la joint venture Nokia-Siemens aurait ainsi aidé le gouvernement de Téhéran à retrouver les manifestants anti-Ahmadinejad.

Photo CC streetart#+_♥.tk www.ALT3.tk

Jean-Marc Manach a réalisé une bonne partie de cette enquête.

Mise à jour 25 mai 11:22 SCADA n’a rien à voir avec le buzz de Nokia. Ce sont les initiales de supervisory control and data acquisition, un processus d’acquisition de données. Désolé.

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Retrouvez les deux autres articles de ce second volet de notre série sur le Contre-espionnage informatique : Petit manuel de contre-espionnage informatique et Comment contourner la cybersurveillance ?

Retrouvez également le premier et dernier volet de cette série sur le contre-espionnage.

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