Lady Gaga, The Strokes et la patience de l’internaute

Le 16 février 2011

Deux des événements musicaux de ce début février, les nouveaux singles de The Strokes et Lady Gaga, ont enflammé le web. Nuance notable, ils l'ont également maîtrisé au mieux.

Louis Morales-Chanard écrit sur le blog Pocket Zeitgeist, où il s’intéresse aux tendances artistiques, sociétales, économiques et technologique.

Il s’est passé quelque chose de bizarre la semaine dernière. Je m’explique :

• Mercredi 9, les Strokes ont sorti Under Cover of Darkness leur premier morceau en cinq ans, sans que rien n’ait filtré jusque là sur Internet, mis à part un extrait de quelques secondes uploadé “par erreur” quelques jours plus tôt. Les blogs musicaux les plus pointus ont salué ce “retour aux formes” et Under Cover of Darkness est toujours #1 du classement Hype Machine. D’après le label français du groupe, le single aurait été téléchargé 80 000 fois au niveau mondial un jour après sa mise en ligne. La France était le quatrième territoire en termes de volume de téléchargement.

• Vendredi 11, Lady Gaga a dévoilé Born This Way, premier single de son prochain album à paraître en mai. De même, aucun extrait n’avait circulé sur Internet, si ce n’est une version a cappella du refrain chantée lors des MTV VMAs, en septembre. En vente en téléchargement légal à partir de 15h, Born This Way est entré en tête des ventes iTunes dans 23 pays. Le titre s’est d’ailleurs écoulé à 60 000 exemplaires en 34 heures au Royaume-Uni, lui permettant de se classer directement numéro trois des charts, alors que le titre est maintenant premier des “midweeks”, le classement intermédiaire publié avant celui du dimanche. Sur le territoire américain, le titre est assuré d’obtenir la première place du Billboard avec près de 450 000 exemplaires écoulés en trois jours. Ces chiffres font de Born This Way le 4ème meilleur démarrage digital de tous les temps (avec bien moins d’une semaine de disponibilité). En France, où le marché digital est bien moins dynamique que chez nos voisins anglo-saxons, le single affichait dimanche soir 11950 ventes (date de cloture du classement de la semaine) et en cumulait 16 000 lundi soir. De quoi en faire un numéro 1, de loin.

Ça ne vous frappe pas? Deux événements musicaux majeurs qui, à deux jours d’intervalle, reposaient sur les mêmes principes de secret et d’attente. Deux événements qui semblent avoir réappris (temporairement) la patience aux twittersphère et blogosphère.

Je me souviens du battage que faisaient encore les radios il n’y a pas si longtemps, lorsque Madonna sortait un nouveau single. Pour American Life (lancé en avril 2003… j’étais en seconde aha), les animateurs d’Europe 2 avaient attendu, fébriles, minuit pile pour diffuser officiellement le morceau! Depuis quelques années, une telle situation est juste inimaginable. Les premiers extraits de disque fuitent plusieurs mois à l’avance pour se retrouver sur tous les bons blogs musicaux, et les albums complets sont téléchargeables en fichier .rar en excellente qualité avant même d’être sur iTunes!

A cet égard, les sorties en parallèle des singles des Strokes et de Lady Gaga apparaissent comme des anachronismes. Comment ces artistes ont-ils pu imposer un embargo sur leur musique? Et surtout, comment Internet, ce gamin turbulent, a-t-il pu jouer le jeu?

De manière intuitive, je dirais tout d’abord qu’il ne s’agit pas de n’importe quels artistes. Inutile de présenter Lady Gaga, apparition pop portée aux nues aussi bien par le grand public que les critiques les plus snobs, en passant par les stylistes et les marketeurs. Inutile, également, de présenter les Strokes, a.k.a «le groupe le plus cool du monde», grâce auquel (ou à cause duquel) nous sommes tous encore en train de porter des slims à ce jour. Ce sont des artistes qui ont un poids culturel rare, ce qui leur permet d’imposer leurs conditions à la communauté musicale en ligne.

Mais il ne suffit pas d’être auréolé de hype pour se faire respecter par les twittos, bien au au contraire. La hype se crée et s’entretient. C’est ce que s’est employé à faire Julian Casablancas sur son compte Twitter en révélant au compte-gouttes des détails sur un album sans cesse repoussé depuis trois ans… tout en prenant soin de brouiller les pistes en postant de fausses pochettes de disque aussi immondes que vraisemblables lorsqu’on connaît le goût des Strokes pour le kitsch (cf. la vraie pochette ci-dessus).

De son côté, Lady Gaga a passé les derniers mois à faire monter la sauce au sujet de son deuxième album, annoncé comme «le meilleur de la décennie» (tranquille). Par ailleurs, “Mother monster” maîtrise parfaitement les rouages du buzz sur Twitter en poussant la création de hashtags à sa gloire ou à celle de son single. Et surtout, elle a pris tout le monde de court en avançant la date de sortie du morceau, qui devait être révélé lors des Grammy Awards, de deux jours. Suffisant pour créer un sentiment d’urgence et exciter un peu plus Twitter et, a fortiori, n’importe quel amateur de pop culture.

On voit donc qu’imposer ses conditions au web n’est pas donné à tout le monde, et qu’il faut savoir s’y prendre… Mais on voit surtout qu’étonnamment, cela reste possible!

J’ai l’impression de me répéter mais c’est un fait : le web a achevé de changer notre rapport aux sources traditionnelles de légitimité. Les artistes, qu’ils soient musiciens, cinéastes, plasticiens, etc. ne maîtrisent plus la diffusion de leurs propres Å“uvres. Les marques peuvent à tout moment perdre le contrôle de leur image et faire l’objet de lynchages 2.0, comme BP (détournement de pub, de compte Twitter) ou Gap (parodie de logos). Les gouvernements eux-mêmes ne peuvent plus prétendre gérer à 100% leur communication avec la montée en puissance du modèle Wikileaks.

Et pourtant, l’exemple des Strokes et de Lady Gaga montre qu’une source traditionnelle de légitimité peut encore prendre la main sur le web, à condition que cela soit bien fait. De quoi redonner espoir à ceux qui se lamentent de l’effet parfois destructeur (je préfère dire “déconstructeur” mais bon) d’Internet sur la communication, et faire naître quelques craintes chez les tenants du “tout ouvert”. A moins qu’il ne s’agisse d’épiphénomènes, d’exceptions qui confirment la règle…

Qu’en pensez-vous?

PS : Dans le genre “je suis une mégamarque et je sais tenir tête aux réseaux sociaux”, cet exemple est aussi très intéressant.

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