Médias: complexité malvenue
Toujours plus d'informations sont diffusées par un nombre toujours plus important de médias. Un risque: le refus de la complexité, tant de la part des lecteurs, auditeurs et téléspectateurs que des producteurs de l'info.
Les médias, et la télévision en particulier, ont tendance à gommer la complexité du monde. Ils doivent s’adapter à un public moins disponible qui exige des explications rapides. Ils répondent aussi à un besoin croissant de sécurité qui favorise les réponses simples et peu nuancées.
La population a plus que jamais besoin de sens et accepte de moins en moins d’être dirigée sans comprendre ni être consultée. C’est d’abord le résultat d’une amélioration du niveau d’instruction moyen de la population depuis les années 50, grâce à la démocratisation de l’enseignement.
La proportion d’une classe d’âge obtenant le baccalauréat est passée de 3% en 1945, à 25 % en 1975, pour atteindre 65,6 % en 2009. Même si ce chiffre cache des disparités puisque parmi les bacheliers, seuls 53% ont un baccalauréat général (25 % obtenant un bac technologique et 22 % un bac professionnel). Cela, en dépit d’une baisse des performances de l’éducation nationale au cours de la dernière décennie, et malgré une maîtrise des savoirs de base (orthographe, grammaire, calcul) qui semble en recul par rapport aux années 1920. Il n’en reste pas moins que la diversité des savoirs s’est accrue et que le niveau moyen d’instruction des Français s’est élevé.
Maturité croissante
À cela s’ajoute une maturité croissante du citoyen face à l’information. 50 ans de télévision sont passés par là. Gavés de journaux TV, de reportages, débats politiques, ou publicités, les téléspectateurs décodent de mieux les modes de communication et se montrent de plus en plus critiques face aux médias ou aux politiques.
Déçus par les différents fiascos médiatiques (guerre du Golfe, Timisoara, Outreau…), ils sont devenus méfiants vis à vis des journalistes. Phénomène accentué par le fait que les représentants les plus visibles de la profession — ceux qui officient en télévision — font preuve d’une révérence voyante. Une perte de crédit lente mais constante qui est à rapprocher historiquement du discrédit qui frappa les journaux “va-t-en-guerre” après la première guerre mondiale. Et entraîna une chute considérable des tirages après 1917…
Mais parallèlement à cette exigence croissante de sens, le peuple ne peut y consacrer qu’un temps de plus en plus réduit. Son attention est désormais concurrencée par le divertissement, le jeu, la socialisation qui empiètent sur la recherche d’information et la construction d’un système cohérent de compréhension du monde.
Il faut donc aller à l’essentiel, divulguer rapidement des clés d’interprétation pour laisser du temps aux autres activités de plaisir ou d’ego.
D’où le succès des formats courts, tels 20 minutes ou de synthèse (“les clés de l’info”, “le dessous des cartes”). D’où le succès en librairie des ouvrages de vulgarisation permettant de rattraper rapidement son retard culturel (la culture G pour les nuls, les grandes dates de l’Histoire de France…)
D’où sur Internet la généralisation de l’écriture web pour augmenter l’efficacité journalistique afin de capter une attention de plus en plus rare et fugace. Et l’ensemble des nouveaux formats plus rapides et digestes pour s’adapter aux nouveaux modes de vie du lecteur : infographies, diaporamas…
Une tendance à rapprocher du “unique selling proposition” inventée par la publicité américaine des années 40. Cette simplification du message publicitaire réduit à un seul argument de vente devient l’angle principal d’un papier, le message essentiel.
Éblouis par l’horreur du monde
Bombardés d’informations en permanence, nous subissons une pression psychologique nouvelle : celle d’être confrontés davantage à l’horreur du monde. Ainsi découvrons-nous chaque jour ces prêtres pédophiles, ces chiens meurtriers, ces catastrophes mondiales ou ces insurrections sanglantes… Connaissance nouvelle de faits anciens qui tend à nous faire croire à une régression de nos civilisations : “mais dans quel monde vit-on ?”
Les médias produisent donc un sentiment d’insécurité en améliorant notre connaissance des problèmes ou en grossissant l’ampleur de ceux-ci, à des fins de dramatisation et d’audience. Ainsi du nombre de voitures brûlées dont l’augmentation depuis 2005 traduit surtout un meilleur recueil des données, tout comme l’augmentation du nombre des incivilités à l’école tient aussi à la mise en place de la base Signa. Une peur diffuse accrue par l’exploitation politique des faits divers de l’actualité pour discréditer le camp ennemi, ou prouver sa propre efficacité. On ne compte plus le nombre de mesures adoptées dans l’urgence pour répondre à un drame, dispositions généralement inefficaces, non appliquées, voire absurdes.
Or, face à ces informations angoissantes qui augmentent notre sentiment d’instabilité psychologique, nous nous replions vers la fiction et le divertissement. Et ce phénomène contamine aussi l’information via des JT édulcorés, pacifiés, story-tellisés. Et ce n’est pas un hasard si le Journal télévisé le plus fort dans ce registre est celui qui a le public le plus âgé et le plus inquiet : le 13h de JP Pernaut sur TF1.
Réponses simplistes à des questions compliquées
Notre besoin d’échapper à l’angoisse existentielle accrue par une meilleure connaissance du monde, nous conduit à privilégier inconsciemment les réponses simples. La simplicité est rassurante, stable et plus confortable que la multiplicité ou l’interaction des causes. D’autant que les facteurs d’explication sont généralement si nombreux et conjugués qu’ils génèrent l’angoisse de l’incertitude. Notre pouvoir d’achat stagne ou décline ? C’est la faute de l’Europe et de son euro trop fort, ou de la finance internationale qui se gave sur le dos du travailleur, ou de ces Français qui s’accrochent à leurs privilèges…
Les médias renforcent d’ailleurs cette tendance à la simplification pour gagner en impact (voir ci-dessus) et apporter ces réponses tant attendues. Difficile de dire à nos enfants-citoyens: “pas si simple, c’est plus compliqué que cela, le monde est gris” (mélange peu emballant de noir et blanc).
À échelle micro ou macroscopique, la complexité est synonyme de fragilité. Une molécule complexe a plus de chance d’être dissoute au contact d’une autre qu’une molécule simple. Une structure métallique alambiquée résistera moins à la tornade qu’un modèle élémentaire offrant moins de prise au vent. Un esprit animé de concepts complexes et variés sera plus sujet au doute qu’un esprit binaire. La simplification est un mécanisme d’auto-protection pour gagner en résistance mentale et se protéger de ce fameux doute déstabilisateur. Un phénomène classique étudié en psychologie sociale : l’exposition sélective aux messages. Les consommateurs ou électeurs évitent les messages qui ne conforment pas leur opinion préalable ou leur système cohérent de pensée.
Ainsi, après avoir acheté une voiture, le consommateur évite soigneusement toute publicité d’un autre modèle susceptible de lui faire regretter son choix. Ou les électeurs d’un parti évitent les discours du clan opposé ou résistent intérieurement à l’argumentation susceptible de déstabiliser leur opinion préalable, résultat d’un système cohérent et stable.
Le doute annihile l’action
La complexité est angoissante car elle entrave l’action. La peur des conséquences en cascade d’une action impliquant de nombreux acteurs et paramètres conduit à ne rien faire, à l’image des Ents du Seigneur des Anneaux paralysés par l’analyse extrême de la moindre décision. Attention, chasser Ben Ali ou Khadafi du pouvoir c’est ouvrir la voie aux islamistes, plonger la région dans la guerre civile, risquer une nouvelle crise du pétrole…
A contrario, WikiLeaks traduit un besoin de réenchantement du monde par l’action : on ouvre les vannes de l’information et on verra bien. Au diable l’analyse des conséquences potentielles des révélations. Dieu reconnaîtra les siens. Et foin de tergiversations, l’état du monde et la corruption des États exigent des mesures rapides et fortes.
De même les discours simplificateurs sur le rôle déterminant des nouvelles technologies dans les révolutions arabes révèlent autant un besoin de “comprendre” rapidement le complexe qu’un désir d’utopie. Et si on avait trouvé le rempart ultime contre les dictatures : les nouvelles technologies de l’information ?
Un besoin d’autant plus fort qu’il se nourrit du vide politique qui semble totalement impuissant à résoudre les problèmes du monde globalisé et par la même complexifié.
Méfiance toutefois car les réponses simples sont rarement les meilleures et conduisent à de profondes déconvenues, comme en attestent l’effondrement des idéologies successives. La pédagogie de la complexité elle est plus ingrate, plus lente et difficile, mais elle a le mérite de répondre à notre besoin de sens sur la durée. Mais comment en convaincre les politiques dont l’agenda électoral se situe à court terme ?
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Article initialement publié le 1er mars sur le blog de Cyrille Frank, Médiaculture, sous le titre Médias et information, sale temps pour la complexité
Crédits Photo FlickR CC : centralasian / webtreats / Alex Barth
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