“Le féminisme, d’abord une question d’égalité”

Le 8 mars 2011

Le féminisme ? Même pas mort ! Pour Marion Charpenel, auteur d'une thèse sur la cause des femmes, le mouvement est toujours vivace, influencé par une histoire déjà longue, et porteur d'une aspiration humaniste.

Marion Charpenel est l’auteur d’une thèse sur le mouvement féministe en France. Enseignante à Paris 8 et doctorante à Sciences Po Paris, elle revient pour OWNI sur les représentations et les mutations de la cause des femmes.

Que signifie le féminisme aujourd’hui?

Il faut d’abord avoir en tête que tous les gens qui sont féministes ne se définissent pas nécessairement comme tel, et inversement. Le terme est tellement chargé en histoire et en représentations, pas mal de personnes engagées dans la cause des femmes ne se reconnaissent pas dans cette désignation.

Quels sont les nouveaux enjeux du mouvement ?

L’espace de la cause des femmes est relativement vaste. Globalement, on constate une répartition des tâches selon les associations, que l’on peut classer selon ces différentes sphères: la sexualité, l’avortement, la contraception, au sein d’organisation comme le Planning familial; les violences conjugales et sexuelles, avec les associations de soutien aux victimes; l’éducation et la recherche au sein d’équipes de chercheurs en études féministes; les problématiques du travail, domestique ou à l’extérieur, avec la question de la double journée; la représentation politique et syndicale, avec des associations particulièrement engagées dans la lutte pour la parité; une réflexion sur la place des femmes dans la culture et les médias et enfin, tout un pan sur la solidarité internationale, qui se focalise sur les femmes migrantes.

Donc le féminisme n’est ni dépassé, ni dissous ?

Pas du tout. La sphère est très vivace et compte de très nombreuses associations. Certaines sont de taille réduite: une vingtaine de personnes, tout au plus, qui abattent pourtant un travail assez considérable. Après, et c’est un problème, il y a en France très peu de travaux quantitatifs sur le féminisme.

Quel est l’héritage de ce mouvement ? Notamment celui résultant de ce qu’on appelle “la deuxième vague” ? On est toujours dans l’imagerie de la femme qui brûle son soutien-gorge ?

La femme qui brûle son soutien-gorge est un mythe, avant tout diffusé par les anti-féministes. En France, comme aux États-Unis, il n’y a aucune preuve que cet événement se soit déroulé.

Sur l’héritage de la deuxième vague, de nombreuses femmes qui militent aujourd’hui avaient 25 ans dans les années 1970: elles assurent donc une certaine continuité. Ceci dit, le féminisme compte aussi des plus jeunes, arrivés depuis les années 1980. Il existe une sorte d’éparpillement générationnel.

Il y a donc un héritage assumé, mais aussi quelques tensions sur ce qu’il faut ou non renier. Par exemple, quand les militantes de Ni Putes Ni Soumises ont débarqué, elles se sont définies dans un premier temps comme non féministes, puis sont revenues sur sur cette position en prenant plus de place sur la sphère publique et en échangeant d’autres féministes, avec qui elles avaient plus de points communs qu’imaginés. Des ponts se sont liés entre les anciennes et les nouvelles.

Des dissensions demeurent, mais il est difficile de savoir si elles sont liées au débat actuel ou à un conflit de mémoire. Personnellement, je pense qu’elles sont à rattacher à la difficulté intrinsèque à tous les mouvements sociaux, à savoir une volonté des anciens d’imposer leur expérience, face aux nouveaux. Ces controverses existent, mais je pense qu’il y a un accord sur l’essentiel.

Quel est-il ?

Il est difficile de tracer des caractéristiques. Mais selon moi, l’égalité reste un point fondamental, un objectif à atteindre. Cet angle n’a jamais été perdu de vue, tout comme la volonté univoque d’affirmer la femme comme sujet politique. Depuis les années 1970, il est fondamental de revendiquer le droit à la parole publique et politique, ainsi que d’affirmer que le privé est politique, déterminé par certaines décisions publiques.

Même si la définition de ce qu’on entend par “les femmes” divise parfois, l’affirmation de l’égalité reste très forte et est largement héritée de la deuxième vague.

Quelle est la place de l’homme dans le féminisme ? Existe-t-il toujours des tendances qui rejettent complètement la figure masculine ?

Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu un rejet complet de l’homme au sein du féminisme.

Dans les années 1970, le principe de non-mixité a été perçu par les hommes comme une attaque, car c’était vraiment la première fois qu’ils étaient exclus de certaines sphères. C’était alors une nécessité pour les femmes qui voulaient être entendues, puisque là où il y avait des hommes, il était impossible de s’exprimer. C’était une façon de se réapproprier la parole et cela a été vu comme anti-hommes. Le fait que les féministes en jouent, avec des slogans humoristiques et provocateurs, n’a évidemment rien arrangé. Donc cette image colle un peu au mouvement. Pourtant, les feministes françaises ont toujours dit que leur engagement et l’épanouissement de la femme en résultant, allaient aussi être bénéfiques pour les hommes.

Il y avait quand même bien des mouvements excluant totalement la figure masculine ?

C’est vraiment juste une conséquence de la non-mixité, qui a créé le sentiment d’exclusion des hommes. Les femmes ont certes eu le besoin de militer entre elles dans les années 1970, elles avaient l’impression d’être moins soumises à des rapports de pouvoir. C’était certainement juste une impression, mais elle était nécessaire. A la fin des années 1980, les mouvements se sont mixisés: la plupart aujourd’hui sont mixtes.

Aujourd’hui, la réflexion queer semble avoir de l’importance au sein du féminisme: cela signifie-t-il que le fait d’être femme a été dépassé par l’individu et la valorisation de sa singularité ?

C’est une des conséquences, oui.

Le mouvement queer affirme qu’il n’y a pas de genre spécifique défini, pas de masculin et de féminin, mais bien davantage un continuum: 40% de féminin, 60% de masculin, etc. Il remet en cause l’idée d’une séparation nette du genre et conteste l’enfermement des identités, dès le plus jeune âge, avec l’attribution de jouets très différenciés par exemple.

Au-delà du queer, tout le mouvement considère que le projet féministe est humaniste, que le monde en sortira globalement grandi. C’est ce que disaient les féministes radicales dans les années 1970: une fois l’inégalité hommes/femmes brisée, toutes les inégalités pourraient être mises à plat.

La tendance queer les rejoint dans la mesure où elle refuse l’enfermement dans une indentité, et affirme que les choses sont plus complexes que deux genres.

Comment est perçu le mouvement aujourd’hui? Suscite-il l’adhésion et l’enthousiasme, notamment chez les plus jeunes?

Pour fréquenter le milieu depuis plusieurs années, j’ai l’impression que de plus en plus de jeunes se tournent vers le féminisme. Depuis deux, trois ans, il y a un réel regain d’intérêt pour ces questions là.

2003, c’est le lancement de Ni Putes Ni Soumises, qui a réussi à sensibiliser une partie de la population qui était étrangère à tout l’héritage de la deuxième vague, notamment les femmes immigrées.

On remarque aussi que depuis peu, les jeunes femmes actives de 24-25 ans, issues des classes moyennes-supérieures, qui travaillent, découvrent la double journée de travail et constatent les différences de salaire avec leurs anciens camarades de classe, sont de plus en plus sensibilisées à ces questions.

La publicisation des grilles de salaires, et des différences, a aussi beaucoup joué.

Aujourd’hui, des associations jeunes comme Osez le Féminisme rencontrent un certain succès. A l’occasion de leur dernière assemblée générale, il y avait entre 125 et 150 personnes, ce qui est beaucoup pour une organisation féministe, surtout aussi jeune.

D’autres explications à ce regain d’intérêt?

Il y a aussi le fait que les mouvements féministes ont réussi à développer des modes de militantisme permettant aux femmes de s’engager malgré un agenda surchargé. Dans les années 1980, qui correspondent à un creux militant, les anciens se plaignaient de la réticence des plus jeunes à s’engager. Il y a eu adaptation: les réunions sont plus courtes, il y a une forte utilisation d’Internet, etc.

Le développement de masters d’études des mouvements sociaux et dse genres, en sciences politiques, sociologie, psychologie, ont également permis d’interpeler les étudiants. C’est une voie d’accès au féminisme toute récente.

Certaines personnes estiment que le féminisme cherche à imposer une nouvelle forme de domination, des femmes sur les hommes. Qu’en pensez-vous ?

C’est beaucoup de mauvaise foi. Les féministes n’ont jamais dit cela. Il ne faut pas oublier que le terme “égalité” est celui qui revient le plus fréquemment dans leur discours.

Mais comme tout mouvement subversif, qui dérange l’ordre établi, il entraîne évidemment de nombreuses critiques. Après, les féministes sont aussi responsables de quelques maladresses. Chaque partie en a pour son compte. Mais selon moi ces représentations sont surtout une manière de contrer le côté subversif du mouvement.

D’autres, notamment des jeunes femmes, estiment que se définir uniquement en tant que féministe revient à se diminuer en tant qu’individu…

Oui, et d’autres vont dire l’inverse: que se dire féministe, c’est devenir masculine. Les critiques sont contradictoires, je vois mal comment y répondre.

Ce que je peux dire, c’est que le féminisme se définit en fait assez simplement: c’est un mouvement qui vise l’égalité homme/femme, qui lutte contre les violences, les inégalités salariales… Qui cherche à atteindre des choses très concrètes. Quiconque critique le féminisme ne peut pas nier l’existence de ces aspects très réels.

Le féminisme est un gros mot ?

C’est plus difficile de se définir aujourd’hui comme féministe qu’avant. Moi-même, en décrivant mes thèmes de recherche, je m’entends dire: “mais tu n’es pas féministe tout de même?” Ou bien encore “mais vous avez déjà tout, que vous faut-il encore?” Cela explique pourquoi tant de femmes féministes refusent de se qualifier comme tel. Le simple fait de se désigner ainsi est déjà subversif. Déjà un acte d’engagement fort.

Cela est certainement dû à l’ancrage profond de l’idée que les femmes ont déjà tout acquis. Tout simplement parce que oui, en droit, les choses sont acquises. Reste à les faire basculer dans les faits.


Illustrations CC FlickR: CarbonNYC, oceanyamaha, Neverending september, KLHint

Image de Une par Marion Kotlarski pour Owni

Retrouvez l’intégralité de notre dossier sur la Journée de la Femme.

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