L’uranium enrichit la campagne
Curiosité française : les villages proches des centrales nucléaires sont gâtés pourris. Pour le meilleur et pour le pire. Reportage sur les verts pâturages de l'atome, à Belleville-sur-Loire, dans le Cher.
Les 1030 habitants de Belleville-sur-Loire dans le Cher peuvent batifoler dans un bassin de 25 mètres, faire du toboggan avec les enfants ou éliminer leurs toxines au hammam, pour la modique somme de 7,5 euros. Dans le village voisin, à Bonny-sur-Loire, 2.000 habitants, pas de chance, il n’y a rien du tout.
« Sinon, le village aurait quasiment été rayé de la carte »
La différence : deux réacteurs d’une puissance totale de 2.600 mégawatts dont la présence à Belleville se manifeste à des kilomètres à la ronde. Avec deux tours grises dont le panache de fumée barre le ciel, hiver comme été. Un effet papillon géant disgracieux mais lucratif – provoqué par le premier choc pétrolier de 1973. La France s’engage alors à fond dans le nucléaire pour assurer son indépendance énergétique. De cette politique naitront 58 réacteurs, dont ceux du Centre national de production d’électricité (CNPE) de Belleville, aux frontières du Loiret et de la Nièvre. « Sinon, le village aurait quasiment été rayé de la carte », résume Vincent Frégeai, maire de la commune depuis 1995.
Il parle en connaissance de cause du développement en mode champignon de ce bourg de 250 habitants, « vieillissant, sans école, plein de maisons vides, qui se mourait doucement ». Son père était responsable de la construction de la centrale. Les travaux ont commencé en 1979. Moins de dix ans plus tard, les deux tranches étaient opérationnelles. Entre temps, le village était équipé pour accueillir une population qui avait plus que triplé. Les salariés de l’atome et leur famille comptent aujourd’hui pour environ un tiers des habitants de Belleville.
À l’époque, une procédure de grand chantier est mise en place : voies de communication, viabilisation – adduction d’eau potable, électricité, etc. – école, poste, salle des fêtes, cités EDF pour accueillir les nouveaux habitants, les travaux ont été menés au pas de charge, au grand bénéfice de l’économie locale. Pour éviter un déséquilibre trop grand, le choix est fait de saupoudrer les quelque 650 salariés dans une dizaine de communes alentours : Léré, Sury-près-Léré, Bonny-sur-Loire, Beaulieu, Chatillon, Gien, Cosne-sur-Loire, Briare… Il faut leur ajouter 200 salariés prestataires présents en permanence et les intérimaires : environ 1.500 prestataires sont employés tous les dix-huit mois lors des arrêts de tranche, voire 2.000 lors des arrêts décennaux-, et un camping a été construit à l’attention de ceux qui ne sont pas de la région, à Belleville.
Des équipement à foison
En revanche, pour la troisième phase, celle de l’équipement en loisir, ce souci d’équilibre n’a pas prévalu : Belleville est aujourd’hui une ville sur-équipée pour sa taille. « Ce sont les autres communes qui sont sous-équipées », tacle Vincent Frégeai.
Quoi qu’on en pense, il est conseillé de retenir son souffle pour égrener la liste des équipements : centre aquatique donc, académie de musique, centre intergénérationnel, “jardins du savoir” ( = médiathèque), halte nautique sur le pont canal, complexe sportif, hôtel-restaurant 3 étoiles, Maison de Loire, une ancienne ferme qui servit durant la phase de construction d’ANPE avant d’être reconvertie, festival de jazz intercommunal d’envergure dont le siège est à Belleville… Bien au-delà des espérances d’Henri Foucher, maire jusqu’au début des travaux en 1979, qui « rêvait de feux tricolores »…
Pour autant, les villages des environs n’ont pas été oubliés alors que leur voisine se gavait. Au total, EDF injecte via la fiscalité locale (taxe foncière, taxe professionnelle et arrêté de rejet de prise d’eau) un montant de près de 26 millions d’euros en 2010. Jusqu’à sa suppression en 2010, la taxe professionnelle était écrêtée1, un système mis en place pour éviter des écarts trop importants.
Tel, par exemple, celui dont bénéficie la commune de Sury-près-Léré, recueillant cette année 505.000 euros, soit le quart de son budget annuel. Une manne qui lui a permis aussi d’améliorer l’ordinaire, nous raconte Pascal Viguier, maire de Sury-près-Léré :
Depuis 1990, nous avons refait le centre bourg, réhabilité l’ancienne école en salle des fêtes, construit un parking avec abribus pour les transports scolaires, construit une modeste bibliothèque, refait la toiture de l’église, acheté le dernier bar-restaurant en péril, aménagé trois logements sociaux, enfoui les réseaux électriques et éclairage public dans le bourg, installé l’éclairage public dans les hameaux, créé deux bassins de laminage de crues suite aux inondations de 2001, etc. L’installation des personnels de la centrale a redynamisé et rajeuni la commune et boosté le commerce local, les associations et l’emploi.
EDF s’empresse de rassurer sur quant à l’avenir des fonds apportés par la taxe professionnelle. Selon le groupe : « Les collectivités territoriales d’implantation des centrales électriques perçoivent des recettes d’un niveau comparable à celui d’avant la réforme. Ces nouvelles dispositions ne remettent nullement en cause le soutien qu’apporte la centrale de Belleville à son environnement local. »
De même les 16 millions de commandes annuelles passés en 2010 dans la région sont très répartis entre six départements. Avec « seulement » 1.454 008 d’euros, le Cher est loin de toucher le gros lot : l’Indre-et-Loire, le plus gros bénéficiaire, touche ainsi 11.165.828 euros, suivi par le Loiret, 2.965.226 euros.
Enfin, on rajoutera toute une série d’actions du CNPE qui, souci d’image oblige, privilégie « l’environnement, la solidarité et la culture ». En 2010, 26 projets ont ainsi été menés en partenariat avec des acteurs locaux, pour un montant de 26.500 euros ; des jeunes sont pris en alternance, des stagiaires des établissements du coin, etc.
Quant aux élus locaux, ils ont créé récemment la communauté de communes Haut Berry-Val de Loire, afin de cesser de « concentrer artificiellement sur le sol bellevillois des équipements à portée intercommunale au profit d’une distribution plus harmonieuse d’installations dites structurantes sur le territoire des 7 communes.» [pdf].
Si Belleville la désormais bien nommée a reçu plus d’argent que ses voisines, c’est grâce à la taxe sur le foncier bâti : la centrale étant bâti aux 4/5 sur Belleville, le 1/5 sur Sury. Un mécénat pour les coquetteries dont s’enorgueillit le maire. À l’heure où nous publions, EDF n’a pas été en mesure de nous fournir ce chiffre.
Le fruit de cet argent ? Un village bien propre sur lui, qui dégage une impression d’aisance dans un contexte local plutôt morose. Il n’est que de voir la rangée de magnolia qui accueille le passant quand on entre côté campagne ou bien encore les allées bordées de pavillons. Une de ces curiosités urbanistiques françaises, que nos arrières-petits enfants visiteront peut-être, comme témoin d’une vision passée de la politique énergétique de leur pays.
Le maire y voit lui « un développement anarchique centrifuge », avec une « absence de centre-bourg », conséquence du « sous-dimensionnement intellectuel » des élus d’alors. Un rapport de la chambre régionale des comptes portant sur 1990-1995 [pdf] montre de fait que la gestion n’a pas des plus rigoureuses et que certains en ont profité. Alors il faut « recréer du lien » à grand coups d’espaces végétalisés.
Intégrer cette population
L’implantation des agents EDF sur place témoigne des disparités entretenues par l’industrie nucléaire pour plaire à chacun. Déboulant avec leur emploi fixe, une facture d’électricité réduite et une maison à loyer modéré, ils ont gagné un image de privilégiés.
C’est sur le long temps, les gens apprennent à se connaître, tempère le maire, ça va à peu près. Ce n’était pas évident, il y a eu une phase d’observation avec les autochtones, ils se regardaient un peu en chien de faïence. Le brassage s’est fait dans les écoles, les associations. Et puis il y a des idées reçues sur les salaires, on disait “les EDF”, à la sortie des écoles…
Objectivement, Belleville possède effectivement le salaire moyen net par actif le plus élevé, et on peut penser que ce n’est pas un hasard : il s’élève à 1.931 euros, contre 1.592 euros à Bonny-sur-Loire par exemple.
« Je n’ai pas que des amis d’EDF », poursuit Delphine, chimiste à la centrale, épouse et fille d’un agent EDF et une maison flambante neuve de 140 m2, dotés de 2.000 m2 de terrain ornés de jeux pour ses deux enfants. Comme une partie des personnels installés définitivement, son couple a préféré acheter que de rester dans la cité EDF où ils ont logés à leur arrivée. Oui, c’est vrai « montrer deux fiches de paye EDF, cela aide pour avoir un emprunt de quinze ans à la banque », mais la jeune maman ne se sent pas plus privilégiée que cela. « Je suis resté en contact avec des amies de l’IUT, quand on compare nos salaires, certains sont moins bien payées, d’autres davantage, je suis dans la moyenne. » Et elle balaye en riant l’idée qu’il y aurait une « vocation EDF », l’envie de bénéficier à son tour du cocon. On ne rêve pas de bosser dans une centrale.
Pour atténuer ce clivage, un quota de locaux a été instauré. Certains agents, originaire de la région, en ont aussi profité pour se faire muter. C’est ainsi que Claude a pu s’installer dans sa maison familiale à Neuvy-sur-Loire (58), avec sa femme, également retraitée de la centrale. Sa double casquette EDF/autochtones a facilité l’intégration, en l’occurrence la réintégration. Chanceux son couple ? Non pas particulièrement, « la région a eu de la chance », nuance-t-il. Il reconnait quand même que partir en retraite à 55 ans comme ils ont pu le faire n’est pas désagréable. Mais d’aller dans le sens de Delphine : si un de ces fils travaille aussi chez EDF, c’est parce qu’il n’a pas eu le choix, dans un département de la Nièvre célèbre pour ses plans sociaux.
Dans les hauteurs du village, on aperçoit ce qui fut « la cité des cadres », « une connerie », selon le maire. Mais maintenant, on y croise aussi des agents de maitrise, voire des extérieurs, puisque les maisons sont proposées à la vente aux nouveaux arrivants. “Mais c’est déjà cher pour nous, commente Jean-Paul2, alors pour les autres…” Arrivé en 2009, il se sent plutôt bien intégré : être inscrit au club de chasse du village, cela aide. En revanche son collègue Jean-Philippe, installé en septembre 2010, quitte les lieux chaque week-end : « on est à 100 bornes de tout », explique-t-il. C’est sûr que ce grand fan de BD a un peu de mal à satisfaire sa passion dans les librairies locales ou les hypermarchés.
Mariage de long terme avec une épouse laide mais bien dotée
On ne peut pas vraiment dire que toutes ces personnes croisées se distinguent particulièrement : certes la stabilité de l’emploi dans une entreprise qui ne sous-paye pas ses salariés leur a épargné quelques angoisses courantes dans une région qui ne brille pas par l’attrait de son bassin d’emploi. Pourtant, à écouter Bruno, pas de doute : « ils ne sont pas trop intégrés. » Ce maçon qui loue ce qui fut un pavillon EDF dans une des cités de Belleville, assène tranquillement : « Vous mettez des gens EDF et des gens normaux (sic), ça se voit la différence. Ils montrent qu’ils ont plus de sous, ça se plaint que ça paye 300 euros d’électricité par an. Même quand il y a des fêtes, ils ne sont pas mélangés avec nous. Ils sont plus fiers, mieux habillés, pas en tenue de boulot comme nous », détaille-t-il en désignant son bleu de travail sale. « Je ne suis pas le seul à penser ça… » conclut-il.
En revanche, il n’a rien contre la centrale : « ça aurait même été mieux qu’il y ait quatre tours, ça fait du boulot », avance-t-il. Car telle est le sort de ce centre de production, épouse de raison, guère sexy mais à la dot solide. « Je suis pro-nucléaire par pragmatisme, qui aime le nucléaire par passion ? Il faudrait être maso », lance Vincent Frégeai. S’il a laissé de côté le lobbying pro EPR, un temps portée par l’association EPR Belleville Cap 2015, il caresse plutôt l’idée d’un troisième réacteur : « Les communes du coin ont été consultées pour l’installation d’une nouvelle cité EDF, les anciennes sont en fin de vie, on est peut-être pas loin d’avoir le troisième réacteur… » De quoi prolonger la vie du site, dont le démantèlement des deux premières unités ne devraient pas intervenir avant une bonne vingtaine d’année.
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Photo CC [by -nc - sa] Sabine Blanc, avec l’assistance de Ophelia
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