Ben Ali: les compromissions d’Orange en Tunisie
Depuis le début de la révolution tunisienne, Orange affirme avoir négocié l'achat de sa licence avec l'Etat. Des documents exclusifs obtenus par OWNI prouvent que l'entreprise a en fait monnayé son implantation avec le clan de Marouane Mabrouk.
Le 3 mars, OWNI publiait des documents exclusifs sur les compromissions du Groupe Orange avec le régime de Zine el-Abidine Ben Ali. Retrouvez comment Orange a pu racheter la troisième licence de téléphonie fixe et mobile en Tunisie.
Selon des documents inédits obtenus par OWNI.fr, le groupe Orange s’est compromis dans un schéma de corruption du régime de Zine el-Abidine Ben Ali lors de l’attribution de la troisième licence de téléphonie fixe et mobile en Tunisie.
Officiellement, Stéphane Richard a toujours présenté l’implantation de l’entreprise en Tunisie dans les mêmes termes, ceux évoqués dans Challenges le 27 janvier 2011, en pleine révolution:
En Tunisie, Orange a investi 260 millions d’euros: la moitié pour le réseau et l’autre pour acheter la licence. Ces 130 millions ont bien été versés à l’Etat et pas à l’entourage de l’ex-président.
Des propos démentis par nos documents. Contrairement a ce que martèle son P-DG, l’entreprise française (dont l’Etat est actionnaire à hauteur de 26,7%) n’a pas versé 130 millions d’euros dans les caisses de l’Etat tunisien pour obtenir le précieux sésame. Comme le montrent les comptes rendus de conseils d’administration en notre possession, Orange a investi 95 millions d’euros en juillet 2009 dans Divona pour acquérir 49% de son capital. Divona est une petite société privée, dont la valeur repose sur l’identité de ses propriétaires, Marouane Mabrouk – aujourd’hui directeur d’Orange Tunisie – et sa femme, Cyrine Ben Ali, fille du dictateur déchu. A eux deux, ils constituent des intermédiaires indispensables pour pénétrer le secteur et décrocher la fameuse licence. Le décret 2009-2270 paru au Journal Officiel tunisien le 31 juillet 2009 le prouve, c’est le président Ben Ali en personne qui appose son paraphe pour attribuer le marché à l’entreprise co-gérée par sa fille et son gendre.
Divona, le véhicule
D’emblée, le montant de la licence s’avère étonnamment bas, alors même que l’investissement global devait porter sur plus de 500 millions d’euros, ce qu’Orange reconnait lui-même. A titre de comparaison, l’opérateur Tunisiana avait dû débourser 280 millions d’euros quelques mois plus tôt pour une licence 2G. Mais un autre détail interpelle. La chronologie des événements est éloquente. Le 26 juin, le consortium Orange/Divona rafle officiellement la mise. Pourtant, lorsque le décret est signé le 13 juillet à Tunis, il est attribué au seul Divona Télécom. Et pour cause. Les documents l’attestent, ce n’est que le 24 juillet que l’entreprise du clan Mabrouk multiplie par 26 ses actifs lors d’une assemblée générale extraordinaire, une semaine jour pour jour avant la parution du décret au Journal Officiel. D’une petite structure qui pèse 2,6 millions d’euros, elle devient un véhicule rutilant évalué à 128 millions (243.875.471 dinars). Le prix de la décision. Pour grandir, Divona utilise un modus operandi habile: elle émet des actions dont la prime unitaire s’élève à 1.823 dinars, soit près de 1.000 euros au bénéfice de ses actionnaires: Orange Participations et Investec.
Une fois le montage financier savamment élaboré, Orange décide d’injecter ses 95 millions d’euros, mentionnés dans son rapport d’activité 2009. Pour cette prise de participation qui offre 49% d’Orange Tunisie (alors encore Divona) à l’opérateur français, ce dernier se résout à payer une “survaleur” de 25 millions d’euros. En langage financier, c’est un “goodwill”, car l’acheteur sait qu’il paye plus que le prix estimé, soit parce qu’il profite des droits de propriété intellectuelle de la structure dont il fait l’acquisition, soit parce qu’il pense tirer un bénéfice d’exploitation qui justifie ce sacrifice.
Et Marouane Mabrouk dans tout ça? Si on retranche les 95 millions d’Orange des 137 de capitaux propres de la structure “Orange Tunisie” (dénommée officiellement en octobre 2009), il a légitimement du débourser environ 40 millions d’euros. Mais l’investissement est bénéfique: le voilà catapulté actionnaire majoritaire d’une société dont il détient environ la moitié des parts, près de 70 millions d’euros. Une source proche du dossier résume ainsi la transaction:
Orange a fait deux cadeaux à Mabrouk: environ 15% de capital, et le contrôle de la structure.
Le clan Mabrouk prépare la victoire
Tout remonte à l’automne 2008. A l’époque, Marouane Mabrouk est l’un des hommes d’affaires les plus en vue du pays, membre d’une famille très proche du pouvoir. Marié à Cyrine Ben Ali, la fille du président (elle est issue de son premier mariage), il possède des concessions automobiles et plusieurs enseignes de la grande distribution. Avec ses frères, il s’est solidement implanté dans le secteur bancaire et il voit dans les télécoms une belle opportunité. Au mois de novembre, anticipant un important appel d’offres, le couple décide de racheter à Monaco Télécom sa participation dans Divona, pour en faire le premier opérateur 100% tunisien. Cyrine devient présidente du conseil d’administration. La première pierre est posée.
Le 3 décembre 2008, dans un timing quasi-parfait, le gouvernement tunisien lance un appel d’offres international pour l’attribution d’une troisième licence 2G/3G. Déjà, certains s’inquiètent. “Dix jours plus tard, nous savions qui emporterait la mise”, explique un connaisseur du dossier. Qui? “Divona, et Orange”. Alors que les compétiteurs renoncent les uns après les autres – “le cahier des charges favorisait clairement certains opérateurs”, explique la même source – seuls deux consortiums restent en lice: Orange/Divona, et Turkcell.
Le leader du marché turc est épaulé par Princess, la holding de Mohamed Sakhr El Materi, un autre poids lourd de l’économie locale. Récemment éjecté de la partie à la faveur de la révolution, il est marié à Nesrine Ben Ali, fille de Leïla Trabelsi, la “régente de Carthage”, deuxième femme de Ben Ali. Aux yeux d’une source proche du dossier qui préfère garder l’anonymat, le modus operandi d’Orange et de son partenaire tunisien est simple: “ils s’alignent sur un prix qui se situe autour de 130 millions d’euros”.
Dans les semaines qui suivent, le clan Mabrouk prépare la victoire. Le 2 février, un décret – signé par Ben Ali en personne – fixe les conditions d’attribution de la licence. Le 5 mars, Investec, une entreprise entre les mains de Marouane Mabrouk et de sa femme, actionnaire à 100% de Divona, modifie ses statuts. Son gérant, Fethi Bhouri, démissionne, la SARL devient société anonyme, et le couple prend seul les commandes. Dans le procès-verbal du conseil d’administration du 3 avril, Investec explique les prévisions pour l’année:
Un business plan a été établi conjointement avec le cabinet Rothschild
Cliquer sur la visualisation pour l’agrandir
Cet accord, ventilé entre plusieurs sociétés (voir la visualisation ci-dessus), a été élaboré grâce au savoir-faire d’Hakim El Karoui, banquier d’affaires chez Rothschild et responsable des fusions/acquisitions en Afrique et sur le pourtour méditerranéen. Avant même la valorisation de Divona – et la subtilité réside ici – le schéma final est déjà connu: Marouane Mabrouk possède 51% des parts à travers Investec, la société actionnaire à 100% de Divona, et Orange détient 49%, récupérés par le biais d’un investissement d’Orange Participations, fililale de France Télécom.
En conséquence, un nouveau conseil d’administration est nommé:
- Trois dirigeants d’Orange
- La société Investec (représentée par Marouane Mabrouk)
- Hakim El Karoui
Déjà contesté après ses courriers adressés à Ben Ali à l’aube de sa fuite, le banquier d’affaires se retrouve une fois de plus dans l’oeil du cyclone. Joint par téléphone, il reconnaît être devenu administrateur de Divona, “mais a posteriori”. Pourtant, sa nomination est votée le 20 juillet, entre la signature du décret et sa publication au Journal Officiel. “Je n’ai pas d’actions, et Rothschild est intervenu à seul titre de conseil”, explique-t-il, en ajoutant qu’une fois sa mission accomplie, il était tout à faire libre d’entrer au conseil d’administration. “En conséquence, je fais le lien entre les deux actionnaires. Je n’ai rien à cacher”. Drôle de définition des conflits d’intérêts.
Vers la nationalisation?
Dès lors, tout devient limpide. Orange n’a pas payé “130 millions à l’Etat tunisien pour l’obtention d’une licence”, mais s’apprête à payer une somme considérable – les 95 millions – pour devenir actionnaire à 49% de la société qui a empoché la mise. On comprend alors mieux les inquiétudes de Marouane Mabrouk par rapport au risque de nationalisation qui guette son entreprise. Placé vendredi 15 février par le conseil des ministres sur la liste noire des proches de Ben Ali dont les biens doivent être confisqués, l’homme d’affaires pourrait tout perdre. De tous les côtés, les syndicats réclament la nationalisation de sa part dans l’entreprise. Dans ce deal global de 260 millions d’euros, il devait récupérer environ 26 millions d’euros. 10%, l’équivalent d’une commission dans les secteurs de l’armement et de l’énergie. En accordant cette faveur à Marouane Mabrouk, France Télécom est susceptible de violer la convention de Mérida sur la corruption, en vigueur depuis 2005.
L’actionnaire majoritaire – l’Etat français – reste pour sa part insaisissable. Contacté par OWNI, le Fonds stratégique d’investissement (FSI, 13,5% d’Orange), qui dispose d’un siège au conseil d’administration, renvoie vers l’Agence des participations dans l’Etat, qui nous oriente elle-même vers… France Télécom. Rien non plus à la Caisse des dépôts et consignations pourtant actionnaire à 51% du FSI. Au bout de la chaîne, au cabinet de Christine Lagarde, nos requêtes sont pour l’instant restées vaines.
Sollicité pour répondre à nos questions, Orange n’a pas souhaité s’exprimer. Tout juste peut-on rappeler que Didier Lombard, démissionnaire de la présidence de France Télécom, aurait été poussé vers la sortie lors d’un conseil d’administration le 23 février dernier. La raison? Il pourrait bien s’agir du dossier tunisien.
Enquête réalisée avec l’aide de Andréa Fradin, Sylvain Lapoix, et David Servenay
Visualisation par Elsa Secco et Marion Boucharlat
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