Nous sommes tous des cyborgs [1/2]

Le 3 juin 2011

Pour Ariel Kyrou, nous prenons le chemin d'une hybridation avec les machines toujours plus importante. Des smartphones à la réalité augmentée en passant par Internet, analyse d'une humanité en voie de "cyborguisation".

En cinquante ans, de 1960 à 2010, l’utopie cyborg est devenue une vérité paradoxale de notre planète connectée. Son idéal d’hybridation de l’homme et de la machine s’incarne désormais dans le chevauchement permanent du réel et du virtuel comme dans la confusion de nos mondes intérieurs et extérieurs à la faveur du tout Internet et des promesses manipulatoires de la biogénétique. Hier figure purement spéculative, aujourd’hui fiction en actes, notre devenir cyborg se concrétise à des années lumières de la surface chromée des Robocop et autres Terminator de notre imaginaire collectif.

1960 – 1985 – 2010 : les trois premiers âges du cyborg

1960. Les Dupont et Dupond de la recherche américaine, Kline et Clynes, inventent le terme cyborg dans un article pour une revue scientifique : Astronautics1. Plutôt que de tenter de répliquer, via la tenue du cosmonaute, notre environnement naturel, en l’occurrence l’atmosphère terrestre, ou bien de construire demain des bulles habitables au cœur de l’espace, ils défendent l’idée de transformer l’homme. De lui offrir de nouvelles capacités pour qu’il vive tout « naturellement » demain dans les univers extraterrestres aussi facilement qu’une daurade dans l’océan. Enfant de l’ère des drogues comme méthode rationnelle de mutation, de la guerre froide et de la course à l’exploration spatiale, le cyborg est donc moins l’équivalent des Cybermen de la série Dr Who (robots dont il ne subsiste de leur origine humanoïde qu’un cerveau dépourvu d’émotion), qu’un être humain de chair, de sang et d’os, augmenté par la science et la technologie.

1985. Une génération après Kline et Clynes, Donna Haraway publie son Manifeste Cyborg, texte cultissime sous-titré « Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle ». Le cyborg, « organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant », devient sous sa plume corrosive une création sociale et politique. Sculpture de soi par la grâce des bistouris de la technologie, il prend la figure d’une femme assumant son devenir monstre aux yeux de la société dominante, d’une créature fabriquée en un bel éclat de rire féministe, jubilant d’avoir décidé de perdre toute référence à la mère Nature ou au Paradis perdu. Ce cyborg-là est lui aussi un « post-humain » avant la lettre, être de rupture, construit selon les règles de l’utopie créatrice. Sauf que le cyborg de la cyberféministe a troqué l’objectivité de la science contre la subjectivité d’une poésie politique qui s’assume comme fiction pour mieux décoder puis changer notre rapport au monde et la société qui en est le fruit.

2010. Vingt-cinq ans plus tard, soit une génération de plus, un jeune designer, architecte et réalisateur de films, Keiichi Matsuda, conçoit « 10 règles des cités pour cyborgs ». Et là, pour la première fois, tandis que l’Internet devient le nouvel air de nos métropoles qui se muent en technopoles, l’on se dit : le cyborg n’est plus seulement un être utopique. Non qu’il ait perdu sa dimension fantasmatique, sa qualité d’incarnation d’un désir scientifique ou politique de fabrication de soi au-delà des codes de la morale, de la religion ou simplement des contraintes admises de notre corps. Mais, à lire le plaidoyer ou les interviews de Matsuda et de personnages qui ont grandi comme lui avec les jeux vidéo, le mobile et la toile, on se rend compte à quel point le nouvel Eldorado numérique, ses rêves en actes de réalité augmentée ou d’Internet des objets concrétisent la silhouette de ce cyborg. Qu’il s’agisse du mutant rationnel des deux chercheurs de 1960 ou de l’hybride vital et diabolique de Donna Haraway en 1985. Car Keiichi Matsuda et ses pairs du Net parlent au présent, et non au futur prophétique, de cet organisme cybernétique qui devient peu à peu le nôtre, de leur hybride à eux, fait de réel et de virtuel, de machine et de vivant.

« Je veux mon implant Google maintenant ! »

Arika Millikan est journaliste au magazine américain Wired, temple païen de notre monde connecté. À la toute fin de la décennie qui vient de s’achever, dans le cadre d’un blog proposant « 50 posts à propos des cyborgs »2 pour le cinquantième anniversaire de l’homme augmenté tel qu’imaginé en totale logique par Kline et Clynes, elle a écrit un texte dont le titre semble un poème à la gloire de notre post-humanité : « Je suis un cyborg et je veux dès maintenant mon implant Google ». Elle s’y met d’abord en scène dans une conférence sur le thème de ce que pourrait être Google en 20203. La voilà qui dialogue avec Hal Varian, « Chief Economist » au sein de la firme de Mountain View :

Hal : Aujourd’hui, vous associez Google à votre ordinateur, bien sûr. Mais aussi désormais à tout ce que vous pouvez faire avec Google sur votre mobile, c’est l’étape suivante. Et je crois – certains riront peut-être –, je pense qu’il y aura un jour un implant. Ce ne sera pas nécessairement un implant Google, mais plus largement un implant dédié au Web, vous permettant d’accéder à Internet par la simple pensée.
Arikia : Prévenez-moi dès qu’il sera prêt.
Hal : Vous voulez votre implant ?
Arikia : Je le veux tout de suite (rires).

Puis la discussion rebondit avec le ponte de Google au prénom prédestiné – Hal, merveilleux clin d’œil à l’ordinateur de 2001 L’Odyssée de l’espace, le film de Stanley Kubrick. Personne, du côté de la compagnie californienne, ne travaille effectivement sur le projet d’un implant, avec gros budget à la clef. Mais il y a des équipes, en revanche, qui phosphorent sur le principe d’une connexion permanente au réseau devant permettre aux données de s’inscrire sur le ou les verres de lunettes. L’implant, chez Google, on ne le fabrique pas encore, mais on y pense sans cesse. Et de fait, cette puce qui s’enficherait pas loin de notre ciboulot pour que la connexion devienne un sixième sens, est une évidence pour Arikia :

« J’ai eu mon premier ordinateur et ma première connexion Internet à huit ans, en 1994, explique-t-elle dans son article, mon esprit s’est construit et a appris à naviguer d’un même élan dans le monde physique et le monde en ligne (…).

Considérant la façon dont Internet a littéralement façonné mon cerveau, je pourrais d’ores et déjà me considérer comme un cyborg.

Et d’enfoncer le clou (virtuel) : « Aujourd’hui, je suis connectée en permanence au Web. Les rares exceptions à la règle me causent une anxiété atroce. Je travaille en ligne. Je joue en ligne. Je fais l’amour en ligne. Je dors avec mon smartphone au pied de mon lit, m’extirpant régulièrement de mon sommeil pour checker mes mails (j’appelle ça parfois le « dreamailing »). Mais je ne suis pas assez connectée. Je crève d’envie d’une existence où les batteries ne s’éteindraient jamais, avec des connexions sans fil qui jamais ne nous lâcheraient et où le temps entre poser une question et en obtenir la réponse serait proche de zéro. Si je pouvais être branchée sur le net 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, je le ferais et je pense que beaucoup de mes pairs internautes feraient de même… Alors, Hal, s’il te plaît, dépêche-toi avec ton implant Google, car nous sommes terriblement impatients. »4

L’électronomade est un cyborg préhistorique

Le designer Keiichi Matsuda est de la même génération que la journaliste Arika Millikan. Pour lui comme pour elle, il n’y a pas débat quant au devenir cyborg de l’électronomade d’aujourd’hui, pour lequel la connexion continue au Web est comme une seconde « nature ».

Détail fort signifiant des deux vidéos de prospective qu’il a publiées sur YouTube en 2010 : c’est, sans smartphone ni casque de réalité augmentée, que les personnages de Domestic Robocop et d’Augmented City 3D naviguent dans une avalanche de signes, d’icônes, de boutons, de graphiques et de symboles numériques, qui seront notre nouvelle atmosphère, apparaissant à notre demande devant nos yeux au rythme de nos tribulations au cœur de l’environnement urbain.

L’imaginaire qui s’esquisse ici est celui du cyborg de Kline et Clynes, en ce sens que les êtres humains qui évoluent dans Domestic Robocop et Augmented City 3D exercent d’étranges pouvoirs dans la cuisine ou la bibliothèque, la rue ou les transports en commun, sans pour autant porter d’armure techno, du moins en apparence. Autrement dit : les outils de « l’augmentation » de l’homme et de la femme ne sont pas perceptibles aux observateurs que nous sommes. En revanche, force est de constater deux nuances. La première, c’est l’identité de l’univers à découvrir, à explorer : il ne s’agit pas du paysage totalement inconnu de quelque galaxie lointaine, mais un monde urbain qui, a priori, nous serait plutôt familier, du moins dans son essence. La seconde différence tient à la qualité de la technique induite par le devenir cyborg : ni radiation savamment choisie ni capsules de drogues à ingurgiter régulièrement pour transformer peu à peu l’organisme, mais simples adjuvants numériques, pustules mécaniques branchées sur les paradis du Net, qui, à voir les deux films, s’ajouteraient de façon invisible ou presque à notre personne. Il y a là comme un hommage post mortem au pape du LSD et gourou psychédélique Timothy Leary, pour lequel les magies du nouveau monde numérique et leur capacité à altérer nos perceptions pourraient remplacer la sorcellerie des psychotropes « naturels » ou biochimiques.

De fait, en 2011, ce sont des appareils on ne peut plus visibles, Netbooks, tablettes tactiles et autres rutilants smartphones qui deviennent les extensions numériques de notre système nerveux. Mais ces terminaux et leurs interfaces appartiennent à l’âge préhistorique de notre hybridation de chair et de technologie, appelée à prendre une toute autre dimension lorsque Internet sera pour nous aussi « naturel » et accessible, de partout et tout le temps, que l’électricité.

L’étape d’après pourrait être ce prototype de lunettes de réalité augmentée mis au point par des ingénieurs japonais, le StarkHUD 2020, qui ressemble aux « lunettes en verres miroirs » de la littérature cyberpunk de la deuxième partie des années 1980. Ou des dispositifs comme le AR Walker du géant de la téléphonie nippone NTT Docomo, lui aussi à l’état de prototype : ne pesant qu’une dizaine de grammes, il se fixe sur n’importe quel type de monture. Une fois la mécanique lilliputienne activée, les informations s’affichent sur le verre droit des lunettes, évitant à l’utilisateur de regarder l’écran de son smartphone. Car ce smartphone, muni d’un navigateur GPS pour la géolocalisation et branché sur le net, est en quelque sorte le cerveau de l’AR Walker.

D’autres, enfin, travaillent à des systèmes de projection laser directement sur la rétine de l’œil5.

Quoi qu’il en soit de ces relais technologiques potentiels de l’immédiat à venir, l’horizon de la réalité augmentée et de cet Internet « everyware »6 qui en est le langage, semble sans équivoque celui qu’esquisse Keiichi Matsuda dans ses vidéos : toujours plus proche de la relation directe au cerveau de l’être humain, à la façon des « périphériques d’apprentissage électronique intégrés » (ou « papies ») et des « modules mimétiques enfichables » (ou « mamies ») de l’écrivain cyberpunk George Alec Effinger dans Gravité à la manque7.

La “réalité augmentée” court-circuite notre peur du Golem

Le terme de « réalité augmentée » mérite qu’on s’y arrête. Se niche en son euphémisme comme une astuce de l’évolution techno-humaine. L’expression se concentre en effet sur l’augmentation non de l’homme mais de sa réalité – comme si notre réalité gangrenée de fictions pouvait être objective et comme si l’on pouvait agir sur notre environnement proche sans pour autant transformer notre être ! Opérant un focus sur le caractère extérieur de la mutation, cette expression de « réalité augmentée » court-circuite notre peur du Golem ou surtout du monstre du docteur Frankenstein, héritage séculaire de notre imaginaire judéo-chrétien.

Dans nos civilisations occidentales, la transformation de l’homme par l’homme, voire la fabrication du vivant sans besoin de Dieu, qui ferait donc de nous l’égal de la divinité créatrice, restent de l’ordre du tabou ou du moins de l’indicible. De l’inavouable. Prendre le scalpel pour nous « améliorer » n’est acceptable, selon les règles de notre ordre moral, qu’à des fins médicales : faute de mieux, pour sauver des vies… Dès lors, c’est en maquillant par le langage la vérité post-humaine du cyborg que des termes comme « réalité augmentée » voire « Internet des objets » la rendent acceptable, et permettent à l’humain de se sculpter lui-même et d’enrichir son être de prothèses machiniques sans la moindre justification humanitaire.

D’ailleurs les Japonais, à l’inverse des populations d’origine européenne, n’ont guère besoin de l’excuse médicale ou de l’artifice édulcorant des mots pour explorer à satiété les multiples avatars de l’augmentation de l’homme par la machine et les manipulations de la science. Leur culture, en effet, ne pose aucune différence de nature mais juste de degrés entre la pierre de silicium, la fleur, le robot et Superman, autrement dit entre la matière inerte, le végétal, l’animal et l’humanoïde plus ou moins sophistiqué. D’où la facilité avec laquelle un Keiichi Matsuda imagine les dix règles de son utopie réaliste de la cité pour les cyborgs que nous sommes, notre expérience quotidienne s’enrichissant dorénavant des multiples signes de nos réalités construites et médiatisées par la technologie. Car l’essence de cette hybridation dont nous sommes les cobayes consentants ne se joue ni purement et simplement dans le sens d’une réalité augmentée qui laisserait l’homme inchangé, ni dans celui d’un homme augmenté sans que son environnement ne soit transformé, mais à la fois dans l’un et l’autre sens, avec en perspective l’invisibilité, la transparence totale de l’appareillage artificiel associé à notre corps, que ce soit via des nanopuces RIFD9 sous la peau ou des modules à enficher près du cerveau.

Lire la suite de cet article.


Article initialement publié dans le numéro 44 de la revue Multitudes, dans le cadre d’un dossier intitulé Hybrid’Actions

Également disponible sur le Cairn

Image de Une par Marion Kotlarski

Retrouvez les autres articles de notre dossier Cyborg:

- la deuxième partie de Nous sommes tous des Cyborgs
- Quelle sorte de cyborg vous-voulez être, par Xavier Delaporte
- l’entretien avec Ariel Kyrou autour de son ouvrage Google God.


  1. L’article de Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, titré « Cyborgs and Space », est paru en septembre 1960 dans la revue Astronautics. Son chapô explique : « Altérer les fonctions du corps humain pour qu’il s’adapte aux conditions des environnements extraterrestres serait plus logique que de lui fournir an environnement terrestre dans l’espace ». []
  2. Publié tout le long du mois de septembre 2010, du 1er au 30 en hommage à l’article de Kline et Clynes, daté de septembre 1960, « 50 posts about cyborgs » est d’ores et déjà une référence sur le sujet. Son adresse : http://50cyborgs.tumblr.com/. []
  3. Sur ce sujet de l’imaginaire futuriste et « post-humain » de Google, voir Ariel Kyrou, Google God, sous-titré « Big Brother n’existe pas, il est partout » (Inculte, 2010), chapitre 4 : « Un imaginaire de science-fiction ». []
  4. Arikia Millikan, « I Am a Cyborg and I Want My Google Implant Already », dans The Atlantic, 30 septembre 2010. http://www.theatlantic.com/technology/archive/2010/09/i-am-cyborg-and-i-want-my-google-implant-already/63806/ []
  5. Ces systèmes de « retinal imaging display », de lunettes de réalité augmentée ou de dispositifs de type AR Walker ne sont pas encore totalement au point. Avec des questions du type : vaut-il mieux que les données apparaissent sur la totalité du verre droit des lunettes ou de façon plus discrète, en surimpression du réel, sur l’ensemble de la vision ? Reste enfin à résoudre, pour que les deux prototypes soient commercialisés, la question d’ordre médical de l’impact de ce type de périphérique sur les yeux et sur le cerveau, avec pour le moins un sérieux risque de maux de tête. []
  6. « Internet everyware » est un mot-valise inventé par le designer et architecte de l’information Adam Greenfield – « everyware » signifiant « everywhere + hardware / software » – pour illustrer cette ère de l’informatique ubiquitaire ou l’Internet sera aussi facilement accessible que l’électricité. Voir son livre, Every[ware] – la révolution de l’ubimedia (FYP Éditions, 2007), et son interview sur le site Culture Mobile, « Bienvenu dans l’ère post-PC ». []
  7. George Alec Effinger, Gravité à la manque (Denoël / Présence du futur, 1987), page 7. []

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